Juan Martini
La Vie entière
Scorpion gros propriétaire foncier crée sur son domaine, une ville, Encarnacion, en hommage à sa femme dont il est follement épris ... Oui, mais voilà sa femme le trompe avec Rosario un de ses hommes de confiance ; la ville aura alors un bidonville sur lequel règnera Rosario. Dans Encarnacion, ville pleine de bordels et de maisons louches, d'étranges personnages, inféodés ou non Scipion, se disputent le pouvoir lorsque ce denier est dans ses ultimes jours. Associées des femmes tout aussi étranges, la Rouquine ou encore Doris, alors que dans le bidonville de surprenantes prédictions émanent de la Soeur.
Il est préférable d'avertir tout de suite le lecteur, un tantinet puritain, ou encore farouche partisan d'une langue châtiée : ce roman n'est pas fait pour lui. Le vocabulaire est à l'image des scènes qu'il relate : salace, osé le premier, comme les secondes, est provocateur à l'excès. Cette précaution prise, on reste stupéfait devant la richesse du style : que ce soit dans le "vulgaire" (les scènes érotiques), dans la poésie cf la scène finale du mariage de l'Idiot, ou que ce soit dans la narration (alternance d'un style qui s'étire à l'infini, des phrases qui font largement une page ! et d'un style presque télégraphique) le lecteur se laisse non seulement prendre au jeu (découvrir les raisons d'un tel changement !) mais aussi séduire, envoûter par ce flot de paroles.
Quant au fond, il faut lire ce roman au second degré : derrière la lutte que se livrent Scorpion et ses hommes de main d'une part, et les deux nouveaux venus, Ours Leiva et l'Oriental, il faut voir les luttes politiques qui ont ensanglanté l'Argentine ; de même que dans l'opposition et la volonté de destruction qui anime Scorpion contre le bidonville, on ne peut que voir cette volonté qu'ont eue les généraux argentins d'étouffer, comme l'avait fait avant eux Pinochet au Chili, toute velléité de révolte que peut avoir le peuple. Pour aider à une meilleure compréhension de cette constante métaphore, l'auteur a recours alors à ces expédients qui sont peut-être faciles mais qui fascinent toujours autant : la perversion que savent apporter les femmes fatales. Il y a dans certaines scènes érotiques de cabarets une surprenante force d'évocation, qui, à l'extrême opposé de la pornographie, et par delà les mots est capable d'interroger le lecteur. On cherche la signification de ces scènes, et à défaut de pouvoir les relier à des faits précis (faute de les connaître) on admire à quel point les femmes peuvent être manipulatrices et ... manipulées (je vous vois venir, avec vos sous-entendus !).
Et dans cette espèce de manichéisme qui semble animer ce roman (les forces du mal représentées par Scorpion et ses sbires, et les forces du bien par Rosario ou son successeur Le Poulain, il y a quelques personnages qui tranchent, qui pourrait représenter la fraîcheur du peuple ou sa naïveté, et c'est en particulier L'idiot. Dans la conclusion, évocation d'une pureté parfaite en totale contradiction avec la turpitude des cabarets et autres maisons closes d'Encarnacion, le mariage de l'Idiot et de Lujan, ne faut-il pas voir une autre métaphore ?
Toujours est-il que, datant de 1981, ce roman riche à tout point de vue, se révèle encore plein d'actualité dans notre monde troublé.