Du Pont de l'Accademia à la Place Saint Marc
Le Grand Canal que l'on découvre du Pont de l'Accademia prend alors une toute autre dimension : on voit cette union qu'il va former avec la lagune, avec cet univers qui a toutes les apparences du monde maritime. On comprend mieux la vocation maritime de Venise et cette hégémonie qu'elle a exercée sur toute la Méditerranée des siècles durant. Si vous en doutiez un instant, il vous suffit, toujours de ce pont de l'Accademia, de diriger votre vue vers le fond, le bout de la rive droite du grand canal, vous avez la monumentale église de La Salute, et tout de suite après vous distinguez une boule d'or : la punta della dogana, endroit où étaient déclarées toutes les marchandises qui arrivaient à Venise. A posteriori, on découvre tout le génie de ces vénitiens qui ont su allier avec un sens hors du commun, opportunités commerciales et donc financières avec un réel goût esthétique ; la fonction de tous ces palais qu'on a pu admirer devient alors éclatante : rez-de-chaussée consacré aux affaires, entrepôts et négoces, et au dessus la partie proprement d'habitation avec ce premier étage, souvent le plus étonnant et le plus richement décoré consacré aux réceptions. Un art qu'ont encore conservé les authentiques descendants de ces entrepreneurs. (1)
Vous porterez alors un tout autre regard sur les palais qui ornent les deux rives du Grand Canal, à l'aspect purement artistique qu'ils offrent se mêleront les considérations tant économiques qu'historique et politiques.
A commencer par le palais Cavalli-Franchetti dont la façade gothique du 15ème siècle a été réaménagée au 19ème dans un style néogothique purement vénitien.

Etonnante succession de dignitaires qui l'ont occupé, des familles nobles telles que les Marcello ou les Cavalli, et plus tard au 19ème siècle, par un général autrichien (2), et par la suite un comte français, le Comte de Chambord ! Je ne me lasse pas de sa façade, sans doute plus chargée que maints autres palais néogothiques ; j'ai toujours le même plaisir à rêver à partir de ses lampadaires (2011, C.Franchetti 3, 14, 18) ou de ses sculptures de lion (L'obsédant St Marc !) ; et puis la curiosité aidant, vous ne pouvez résister : vous pénétrez dans la petite cour latérale qui vous permet d'entrer dans le palais et d'emprunter le monumental escalier …

vous y découvrirez quelques sculptures musicales, qui démontre, s'il en était besoin, la restructuration du 19ème siècle de ce palais … et qui démontre aussi l'omniprésence de la musique à Venise ; ce n'est pas pour rien non plus que ce palais est tout proche de l'église St Vidal, consacrée elle-aussi à la musique vénitienne et à Vivaldi entre autres !
Vous ne pourrez manquer de faire une petite incursion dans ce qui demeure l'un des centres les plus vivants de Venise, le Camp Santo Stefano : il est imprégné de ce superbe palais que les Loredan ont racheté à une autre grande famille les Mocenigo, et qu'ils réaménagent dans la première moitié du 16ème siècle ; il est chargé d'histoire, de celle officielle, et dont on ne se soucie guère maintenant : que nous importe que le premier gouverneur français (lors de l'éphémère république instaurée par napoléon en 1806 !) y ait établi son siège de gouvernement, peu nous importe qu'à la suite, les Autrichiens se l'approprient !

Souvenirs historiques aussi à travers tous ces marbres qui, dans le grand hall du rez-de-chaussée, nous rappellent quelques-uns de ces esprits qui ont fait, tout au long de l'Histoire, non seulement l'Italie, mais aussi l'Europe. Quelle intelligence a-t-elle pu concevoir une telle façade : il fallait l'oser, imaginer et réaliser une seule fenêtre divisée en huit sections !
Fait-il de l'ombre au Palais Cavali-Franchetti ? Il est certes de plus petite taille, mais il possède une authentique beauté gothique, ce Palais que l'une des grandes familles nobles de Venise, les Spiera, fit construire dans la première moitié du 15ème siècle ; et comment en serait-il autrement ?

N'est-ce pas le même architecte, Bon, qui érigea quelques années plus tard la fameuse Ca'd'Oro ? (cf. « Venise-retrouvailles 1 ») ; et comment ne pas voir dans sa façade les prémisses de celle de la Ca'd'Oro ? Et quand la famille Spiera s'éteignit, ce fut Zaccaria Barbaro qui racheta le palais qui … fut racheté dans la seconde moitié du 19ème siècle par de riches américains, les Curtis ; ils reprirent la tradition du mécénat vénitien en y accueillant entre autres personnalités, l'écrivain Henry James ou encore le peintre Claude Monet qui y passa une quinzaine de jours en 1908. (3)
Impossible d'échapper à la musique à Venise, elle est visible et s'impose d'elle-même, comme dans ce palais du début du 15ème siècle, le Palazzo Barbarigo Minotto.

Possession de la famille Barbarigo jusque fin 18ème siècle, puis appartenant au Minotto, une société privée musicale a acheté l'étage noble (c'est-à-dire le premier) pour y organiser, plusieurs fois par an des représentations d'opéra : très souvent les mêmes, Le barbier de Séville de Rossini ou encore la Traviata de Verdi. Ce qui est passionnant dans cette démarche, c'est qu'elle se situe à l'opposé de la conception même de l'opéra du 19ème siècle : spectacle imposant ou grandiose, faisant appel à de nombreux interprètes, chanteurs, choeurs et danseurs, et un orchestre conséquent, dans des décors qui ne le sont pas moins ! Au palazzo Barbarigo Minotto, l'on vous offre « la quintessence » de l'opéra : quelques musiciens (pianiste obligé, mais sur un piano droit, violon et violoncelle) et trois ou quatre des acteurs principaux. Indiscutablement l'opéra perd de son clinquant, mais y gagne en compréhension ! Alors revoir la façade de ce palais où vous avez connu le ravissement de la musique …
Sur l'autre rive, celle qui aboutit à l'église Della Salute, deux palais m'ont de tout temps fasciné, parce que tranchant sur la double atmosphère gothique et classique dominant l'ensemble du Grand Canal.
Il y a d'abord celui qui porte encore le nom de la grande famille Barbarigo. Mais celui-ci est vraiment original, car sur sa façade du 16ème siècle ont été apposées des mosaïques en 1836 par les propriétaires du moment, les Frères Testolini qui possédaient une verrerie à Murano !

Sous les portraits des deux propriétaires, deux scènes significatives : celles de gauche où il est fait l'éloge de l'art de la vente, et celle de droite où l'on assiste à la technique du verre soufflé, telles qu'elle est pratiquée encore de nos jours ; on remarquera le sens du détail : les costumes des personnages revisités par ce 19ème siècle qui s'est plongé avec tant d'excès et de contre-vérités tant sur le Moyen-Age que sur la Renaissance (4). Oh certes les puristes, enfin ceux qui ne le sont que parce qu'ils ne voient Venise qu'au 21ème siècle, font la fine bouche, allant jusqu'à hurler avec ce contre sens que seraient ces mosaïques sur une si belle façade ! Ils oublient tout simplement, comme le rappellent encore de nombreux palais, que l'usage était bien dans les siècles d'or de l'architecture vénitienne, du 14ème au 17ème siècle, d'agrémenter de fresques et autres peintures les façades.
Du reste un peu plus loin, un remarquera un autre palais, lui aussi décoré de mosaïques, il s'agit du Palais Salviati, du nom de leurs propriétaires, grande famille aussi de Maîtres verriers de Murano.

Mais entre les deux. Une exception, le Palais Venier dai leoni. Les Venier, une des grandes famille vénitiennes, l'un de ses membres, Sebastiano, ne fut-il pas le commandant suprême de cette flotte qui, composée de navires vénitiens espagnols et de la papauté, vainquit les Turcs lors de la célèbre bataille de Lépante en 1571 ? Or donc, au début de ce 18ème siècle où prenait place l'exotisme et en particulier celui extra-européen, les Venier décident de construire une villa qui exposerait des tas d'animaux plus ou moins en liberté, comme certain lion en laisse que les vénitiens pouvaient admirer (d'où le nom de la villa !).

L'architecte Boschetti est chargé de fournir les plans de ce nouvel édifice qui devaient tenir compte de l'apport de deux grands autres architectes qui ont marqué Venise et son Etat : Palladio et Longhena. Mais encore une fois, la fortune capricieuse abandonne cette famille, et faute de moyens financiers le palais va rester inachevé, s'arrêtant au seuil du premier étage. Il fut racheté dans les années 1950 par la très riche et très précieuse collectionneuse américaine, Peggy Guggenheim ; peu avant sa mort, elle en fit don à la fondation qu'avait fondée son oncle, qui dota alors par ce palais Venise d'une très important musée d'art contemporain.
Pour conclure, impossible d'échapper à la Salute et à la Punta della Dogana.
De la première, si vous tentez de l'isoler de Venise, elle va vous apparaître mastodonte, prétentieuse, tarabiscotée, totalement convenue, bref tout ce que je n'aime pas en temps ordinaire … mais admirez-la, vue du dessous ou du dessus du pont de l'Accademia, dans le prolongement du Grand Canal : et là, elle devient totalement irrésistible, concluant de la meilleure façon qui soit toute cette rive droite du grand Canal.

Son histoire ? Presque banale, pour une ville dont presque rien ne saurait l'être, une peste épouvantable qui décime en 1630 la population vénitienne, et un vœu : si elle s'arrête, Venise offrira à la Vierge une église qui pourra rivaliser avec la basilique Saint Marc ! C'est peu dire ! Mais voilà les Vénitiens savent être de temps en temps fourbes (du reste, ne le faut-il pas l'être pour réussir en affaires ?) ; et lorsque la première pierre est posée en 1631, le Sénat n'a toujours pas opté ni pour l'architecte ni bien évidemment, pour le projet. Ce sera en définitive Baldassare Longhena qui sera choisi ; pourtant lorsqu'il mourra en 1670, la Salute ne sera toujours pas achevée, et ce sera Antonio Gaspari qui la finira en 1687 ! Autant j'aime son extérieur sous toutes ses facettes, autant l'intérieur me laisse complètement indifférent. L'on a beau me vanter les peintres de talent qui l'ont agrémenté, ou sa coupole qui l'illumine abondamment, rien à faire ! Et même si j'y suis rentré de nombreuses fois, chaque fois habité par ce doute, cette fameuse interrogation qui sait si … chaque fois c'est la même désillusion !

Je suis incapable de me souvenir tous ces moments où sur la pointe de la Dogana j'ai rêvé à la grandeur de Venise, où j'ai pu imaginer ce monde grouillant de capitaines, marchands, marins, négociants avides de ces affaires qu'ils suspectaient et qu'ils ne réussissaient que très rarement à découvrir ! Que de fois j'ai entraperçu ces grandes coques de bois, ces vaisseaux qui avaient vaincu aussi bien les tempêtes que s les barbaresques à la sinistre réputation, que de fois ne les ai-je imaginées, et moi à leur bord, prêtes à larguer les amarres et à m'emmener vers ces mondes chimériques et pourtant pleins de vie que l'Orient, celui des Mille et Nuits me décrivaient voluptueusement …

Hélas, un marchand, par un de ces capitaines d'aventures d'autrefois qui étaient prêts à risquer leur vie et leur fortune dans d'hypothétiques et épouvantables aventures, non, un de ces hommes d'affaires qui ne risquent 10 € que s'ils sont sûrs d'en récupérer 100, a jeté son dévolu sur cette merveilleuse et fascinante Punta della Dogana ! Venise avait besoin de sous, elle la lui a vendue pour une bouchée de pain, ou presque. Et c'est ainsi que notre Pinault, misérable et miséreux breton, l'a acquis, complétant, après le palazzo Grassi, sa main mise les trésors vénitiens. Pour en faire quoi ? Prolonger ce qu'il a fait au Palazzo Grassi : l'art de l'esbroufe.
J'aimais les soleils levants sur la Punta della Dogana, je hais ses soleils couchants.
-1 Pour peu que vous ayez la chance de nouer quelques relations avec d'actuels vénitiens vous réussirez à deviner par leur accueil quelles devaient être ces fastueuses réceptions qui se déroulaient autrefois dans tous ces palais.
-2 Je me plais à imaginer que les protagonistes du film de Visconti, Senso, aient pu hanter un tel palais !
-3 En réalité Monet restera près de trois mois à Venise, réussissant à peindre dans cette période près de 40 tableaux.
-4 Y compris chez l'un des auteurs que j'admire tant, Victor Hugo.