Daphnis et Chloé : quelle trilogie !
Longus ? Qu'elle était drôle la mine de dédain qu'affichaient certains intellectuels, dans les années 1960, lorsqu'on osait mentionner devant eux cet écrivain du 3ème siècle après le Christ. C'était à vous dégoûter de le lire. Pourtant quelle est belle l'histoire de Daphnis et Chloé, ces deux pâtres qui vont s'aimer, et aussi provoquer par leur amour des guerres dignes de l'Iliade, quelques siècles auparavant ! Merci à la Gallica de nous permettre de la consulter directement en ligne, et de nous replonger avec délices et aussi enchantement dans ces amours bucoliques, dont le cadre de l'île de Lesbos n'est pas non plus anodin ! Ne serait-ce que pour vous mettre à la bouche, ces quelques lignes de Daphnis après que Chloé l'ait embrassé pour la première fois :
« Le pouls m'en bat ; le cœur m'en tressaut ; mon âme en languit et pourtant je désire la baiser derechef !
Oh étrange mal dont je ne saurais dire le nom ! Chloé avait-elle goûté de quelque poison avant que de me baiser ? Mais comment n'en est-elle point morte ? Oh ! Comme les arondelles chantent et ma flûte ne dit mot ! »
Bienfaisante littérature universelle dont chacun de ces héros et chantres nous sont si proches ! Et si les héros, Daphnis et Chloé peuvent nous apparaître naïfs, les dieux, nymphes et autres projections humaines surnaturelles viennent à leur secours pour les initier. Regardez comme certaine nymphe se charge d'instruire notre Daphnis sur les « choses » de l'amour ! Cela a quand même une toute autre allure que les chapitres sur la sexualité de certains de nos manuels scolaires.
Oui, précipitez-vous sur Gallica, si votre bibliothèque préférée ne dispose pas de ce joyau, et apprêtez-vous à passer de bien meilleures soirées que celles proposées par de trop nombreuses chaînes de télévision !
Pourtant ce n'est pas par ce texte que j'ai découvert les amours de Daphnis et Chloé, mais bien par Maurice Ravel. Avant la première guerre mondiale, il a composé un ballet en trois parties narrant les aventures de ce couple de légende ; puis il en a tiré deux suites. C'est, paraît-il, la seconde qui est la plus connue. En tout cas c'est celle qui me fascine le plus, avec d'abord cette très longue introduction, « le lever du jour ». Elle est par elle-même la parfaite symbolique de toute l’œuvre littéraire qui l'a inspiré : cette étirement sans fin, comme en un mouvement perpétuel, n'est-ce pas cette approche dont on retarde toujours plus la conclusion de l'acte amoureux, comme si, rompant le charme, on craignait de perdre à jamais cette intensité qui nous fait entrevoir l'infini de l'éternité ? Moments de tension extrême que viennent calmer des interventions d'instruments solistes (flûtes).
Les deux mouvements qui suivent relèvent de la même force suggestive : le pantomime, d'abord et la danse générale ; les dialogues entre instruments solistes (en particulier les bois, et le violon solo) et l'orchestre renforcent cette interprétation sous-jacente du texte de Longus : corrélation entre aspirations amoureuses personnelles et intégration à un groupe social. Quant à la danse finale qui clôt la partition elle fait intervenir l'élément musical humain par excellence, en l'occurrence le chœur. On aurait trop tendance à oublier la part fondamentale du chœur dans la création antique : commentateur de l'action, et représentant collectif de l'individu, il ne l'intègre que mieux à l'action offerte au public. Et par-delà le chœur lui-même, il y a une intégration et participation totales de l'individu spectateur au spectacle lui-même. La danse finale prend alors une autre dimension, et chacun des auditeurs devient soit Daphnis soit Chloé.
Et c'est ce qu'a parfaitement compris, me semble-t-il, le chorégraphe Jean-Christophe Maillot, dont la chaîne Mezzo nous a offert récemment sa version du ballet de Daphnis.
Comment ne pas être bouleversé par cette interprétation ? Toute cette première partie, où l'on assiste à la plus pure des épures de la séduction, est un véritable régal plastique ; l'audace, l'élégance des figures tout amène inéluctablement à cette découverte des corps et à leur puissance érotique ! Il faut admirer l'immensité de ce travail, où le couple ne fait que s'effleurer dans une incroyable parade amoureuse. Et quand sur la pantomime apparaît un autre couple, plus âgé, et que de la découverte amoureuse, Daphnis et Chloé passent à l'initiation, la charge émotionnelle devient énorme, par cette force érotique qu'elle dégage.
Très, très grande chorégraphie que signe là Jean-Christophe Maillot et qui rend parfaitement compte tant du texte de Longus que de celui musical de Maurice Ravel.
Et encore une fois, mille et mille merci à Mezzo qui retransmet de tels spectacles.