Percival Everett Blessés John et son oncle Gus, tous les deux noirs, sont propriétaires d'un ranch. Gus a eu affaire à la justice, mais a été victime d'un jugement raciste ; John a perdu sa femme, Susie, dans des circonstances tragiques, désarçonnée par un cheval qu'il dressait. La vie du ranch tourne autour du dressage des chevaux, et des quelques relations avec les voisins. Tout semble réglé comme sur du papier à musique, mais quelques évènements viennent progressivement bouleverser cet ordre, un coyotte qui aura été sauvagement agressé, un nouvel employé de John qui sera accusé d'avoir assassiné un homosexuel et qui se suicidera dans sa prison, puis l'arrivée de David, fils d'un ancien ami de fac, et enfin des vaches mystérieusement tuées dans un ranch voisin ... ajoutez à cela qu'une voisine, Morgan, s'intéresse de très près à John. Et puis tout à coup le drame : David qui disparaît après avoir cherché dans la ville voisine des médicaments pour Gus. En lisant un tel roman on se surprend à regretter de ne pas connaître ni l'américain ni l'anglais ! Eh oui ! on a l'impression de passer à côté de très grands moments dont la traduction, aussi parfaite fût-elle, ne peut que rendre très imparfaitement. Et d'abord cette construction ! Combien de nombreux romanciers face au déroulement de cette histoire n'auraient pu s'empêcher de donner un titre à chacun des chapitres, quitte à ce que la redondance entre le titre et le contenu rendent ce dernier superficiel, moins naturel ; or Everett se contente lui de la seule énumération chiffrée, comme si la seule progression des chiffres devait suffire, à elle seule, à amener la progression de l'action et de son intensité. Derrière cette apparente neutralité, transparaît la très nette volonté de l'auteur d'être en retrait face à ce qu'il raconte pour que la force de son récit ne soit entâché d'aucune interprétation possible. Car comment ne pas être troublé non plus par cette progression de l'action ? elle arrive par petites touches, comme ces petites risées qui viennent troubler l'onde calme de la mer. Et comment ne pas être admiratif de l'art de l'auteur ? On sait que David est homo, il arrive même chez John avec son petit ami, et quand ils repartent tous les deux ce n'est pas sans avoir été agressés par quelques moralistes du coin... comme si l'auteur voulait nous dire, faites attention, ce n'est pas rien cette petite agression, car il y en aura d'autres qui seront alors beaucoup fortes. Mais bien sûr, vous n'y prenez garde, cela ne vous intéresse pas, plus passionnantes alors vous semblent ces diversions, cet amour entre John et Morgan, ou encore ces vaches tuées ches des "nègres rouges" comme le soulignera cette odieuse inscription raciste. Et l'art suprême de la construction : dans deux passages identiques, ou plutôt dans deux actions qui se révèlent identiques : la première fugue de David qui sera retrouvé et sauvé in extremis par John, et la disparition finale du même David, retrouvé et sauvé encore une fois in extremis par John et Gus. Dans les deux cas, pas de pathos, pas de baratin inutile, pas de sentimentalisme ioutré, mais seulement des mots simples, des phrases courtes, et quelques allusions affectives qui donnent aux deux récits une très forte émotion. Enfin, vous ne savez pas trop ce qui vous arrive, mais vous vous surprenez à admirer la simplicité de ce style, l'éloge d'une vie tout aussi simple : l'auteur ne se force pas, il ne peine pas à faire un panégyrique d'une vie qui serait idyllique parce qu'elle retournerait à la nature, non, c'est comme une constatation de bon sens, il fait bon vivre simplement dans ces lieux naturels ; vie aussi où l'amour ne s'empêtre pas d'analyses, de préjugés et de toute sortes de complications, non, aimer est tout aussi naturel que boire ou manger . Et cet idéal autorise l'auteur à se livrer à une critique mesurée sans doute, mais d'autant plus percutante, sur la société américaine d'aujourd'hui, et sur quelques-unes de ses caractéristiques : le refus de gueuler avec les loups et de faire l'apologie de la violence et des armes à feu, le refus du racisme qu'il s'applique aux noirs ou aux homos. Vous avez alors, sur quelques 270 pages qui auraient pu être aussi bien trois fois plus que deux fois moins, tous les ingrédients d'un grand roman dont vous ne regretterez absolument pas d'avoir entrepris la lecture.
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