Fred Vargas : L’homme aux cercles bleus
Prenez quelques marginaux : Mathilde, une spécialiste des poissons, qui tronçonne les semaines de sa vie en périodes fastes ou sombres, Richard,un aveugle dont le comportement cynique est plein de hargne contre ses contemporains voyants, la Valmont, une vieille fille dont le seul souhait est de rencontrer, la soixantaine bien passée, l’homme de sa vie ; et quand ils sont tous les deux recueillis par Mathilde, vous imaginez le trio que cela constitue ! Ajoutez à cela une situation pour le moins étrange comme cet individu qui s’amuse, la nuit venue, à tracer un cercle bleu sur le trottoir, dans le seul but d’entourer un objet anodin.
Tout cet enchevêtrement laisse songeur le commissaire Adamsberg qui redoute ce qui va, inéluctablement, arriver : les objets du cercle vont se transformer en cadavres, et là c’est autre chose qu’une simple bizarrerie marginale. Il lui faudra bien trouver le ou les meurtriers.
J’ai toujours un grand faible pour Fred Vargas ; je ne connaissais pas ce roman, un des premiers de cette auteure, et l’on retrouve en germe tout ce qui fait la valeur de tous ceux qui ont suivi.
Derrière une apparente désinvolture, on saute d’une situation à une autre, on s’égare dans une piste pour mieux se fourvoyer dans une autre et encore mieux tromper le lecteur avide de connaître enfin la vérité, derrière tout cela, il y a une construction très rigoureuse, une technique qui s’apparente à celle du jeu d’échec ; avancer un pion, suggérer une tactique pour mieux cacher celle plus redoutable qui va mettre mat son adversaire. Cette façon de procéder est un véritable régal pour le lecteur : elle le rend actif, dans ce sens qu’il ne se contente pas de lire, il cherche aussi les failles, les indices qui vont le mettre sur la voie. Et à ce jeu-là, elle est redoutable la Fred Vargas, car elle vous mène par le bout du nez pratiquement jusqu’à la fin.
Mais parler de Fred Vargas, en particulier, sans décortiquer ses personnages, serait comme disserter sur l’escalope à la normande sans analyser les composants de la sauce à la crème ! Il faut dire qu’ils sont gratinés ses acteurs ; regardez Mathilde, il faut quand même être culotté pour aller importuner un commissariat de police de quartier, tout cela pour rechercher un individu, le Richard, avec qui elle n’a discuté qu’une seule fois dans sa vie ! Quant aux personnages qui se substituent à d’autres ou qui empruntent plusieurs personnalités, il faut bien l’avouer qu’on s’y laisse totalement prendre ; vous auriez parié vous sur la Valmont transformée en … mais j’allais en dire trop !
Et les deux policiers, le commissaire Adamsberg et son adjoint Danglade, avouez qu’ils sont campés comme des hommes qu’on aimerait croiser tous les jours sur son chemin et avec qui on discuterait avec le plus grand des plaisirs… toutes choses auxquelles n’incitent malheureusement pas nos commissariats habituels et la réputation de ceux qui les occupent !
Un faible pour Danglade ? Comment ne pas l’avoir, ce pauvre lieutenant, abandonné par sa femme et qui élève ses deux fois deux jumeaux qu’il a eu d’elle, plus un cinquième enfant, celui de sa femme et d’un de ses amants. Humain, jusque dans sa plus grande solitude qu’il ne trompe que par l’alcool, et quand il n’est pas trop imbibé par les discussions qu’il a avec ses enfants.
Humain aussi, dans ses doutes sur le comportement de son supérieur, mais aussi tellement admiratif des résultats obtenus.
Car le commissaire Adamsberg est le type de l’antipolicier dont nous avons l’image ; il passe son temps à se remettre en cause, à analyser tout ce qu’il fait de façon à éliminer tout ce qui peut « clocher » dans l’enquête qu’il mène ; il sait écouter (le contraire de cette attitude classique des mauvais polars casse-lui d’abord la gueule et ensuite interroge-le ! ne me faites pas dire ce que je n’ai pas écrit : jamais oh grand jamais, je n’oserai prétendre que c’est le cas dans la réalité, j’ai beaucoup trop d’estime pour ces fonctionnaires que sont nos policiers !... c’est de l’humour, cela, ah bon !!! vous m’étonnez !)
Bref, cet Adamsberg comme il est proche de cet autre commissaire, Montalbani d’Andrea Camilleri ! A une exception près, il pourait être son frère jumeau ! Sans doute aussi pour cette parenté, il m’est totalement sympathique, jusque dans sa conception de la vie, de ce carpe diem, où l’épicurisme est teinté de scepticisme mâtiné de mélancolie ! Son attitude avec les femmes est aux antipodes du machisme (aucune allusion à l’actualité du moment !), et la quête de cette Camille n’est pas sans rappeler les émois de nos premières amours.
Humain sur les sentiments, mais redoutable aussi dans l’art de la déduction, et nous le suivons dans ses pérégrinations intellectuelles avec un rare bonheur ; nous sommes souvent décontenancés, à l’image du pauvre Danglade, mais nous sommes au final ébahis de la justesse de son raisonnement.
Dans une autre vie, je m’amuserai à faire une étude détaillée de Fred Vargas dont on a encore tellement à apprendre et surtout à déguster ! C’est vous dire que si vous cherchez un vrai policier, un authentique roman, ne cherchez pas loin, allez donc piocher cher Fred Vargas !
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