Serge Doubrovsky : Un homme de passage
Un certain soulagement à en avoir terminé avec ce roman, et je crois bien que c’est la première fois qu’un tel sentiment m’envahit. Soulagement, parce tout le long de son roman j’ai été habité par deux sentiments contradictoires : fascination et répulsion.
Fascination de cette construction : toute simple, mais il fallait y penser ! A l’occasion de sa mise à la retraite, qui va donc coïncider avec son départ des Etats-Unis, où il a très longtemps enseigné dans une prestigieuse université, l’écrivain Serge Doubrovsky, redécouvre son passé dans des malles.
Mais surtout fascination par ce style, à vrai dire unique ou presque ; rarement rencontré une phrase aussi souple et en même temps d’une longueur qui défie son propre déroulement. Un de mes anciens professeurs nous assurait que, pour vérifier un style écrit, rien ne valait que de le lire et qu’aucun texte ne résistait à cette épreuve ; alors, quand je commence à douter d’une écriture, je fais ce test : une redoutable efficacité. Le dernier roman de Xavier Houssin n’a pas résisté dès la première page, par contre cette « autofiction » comme aime à définir ses romans Serge Doubrovsky, prend alors une envergure, une toute autre dimension et transporte le lecteur dans un état indéfinissable de bonheur.
Fascination aussi pour cette qualité de vie qu’il nous raconte sans la moindre retenue ; il ne se cache rien, pourquoi le tairait-il au lecteur ? Cette vérité a la naïveté de l’adolescent qui se raconte pour la première fois dans un journal intime, mais avec l’art scriptural de l’écrivain totalement mur. Etrangement, il y a dans ce récit une atmosphère casanovesque, celle qu’on retrouve dans les fameuses « Mémoires » dudit Casanova ; mais la comparaison ne s’arrêtera qu’à la façon les deux écrivains traitent des femmes, de cet immense besoin qu’ils ont d’elles ; car pour le reste, ses deux écrits divergent complètement, autant Casanova sait parler de son époque, de la façon dont il a su profiter des grands de son siècle, autant Doubrovsky ne s’intéresse que d’une façon très parcellaire.
Rien ou presque des grands mouvements sociaux ou idéologiques qui ont bouleversé le 20e siècle et qui auraient du le marquer ; je pense au mouvement de libération des Noirs aux Etats-Unis et de Martin Luther King, il n’y a qu’une page pour souligner l’aspect racial et raciste en Floride … c’est bien peu. Et pourtant les occasions ne lui manquent pas de raconter son siècle : lorsqu’il évoque la vie des membres de sa famille, de son grand-père à son oncle en passant par son père, pages très souvent émouvantes, mais qui, hélas, restent à la surface des évènements historiques qui les entourent.
Car c’est aussi cet aspect presque repoussoir qui imprègne tout le long de ce récit. Pour en finir avec les grands évènements du siècle, notons cette obsession : la façon dont il a traversé la seconde guerre mondiale, il se serait rêvé résistant et tuant des « boches » pour venger l’honneur du petit juif qu’il était, mais non, il a été sauvé de la barbarie nazie par une famille qui a pris tous les risques en l’hébergeant clandestinement. Obsession, ou leit-motiv qui irrite par sa répétition.
Repoussoir aussi la façon dont il considère les femmes ; il a besoin viscéralement d’elles pour exister : il n’existe que par elles. Alors il les racontera, de la première à la seconde et dernière Elisabeth ; mais elles ne seront pas elles, en tant que sujet, être vivant, mais seulement en tant qu’objet ; et il ne leur accordera ce statut d’être vivant que lorsqu’elles seront en situation très difficile, dépressif ou alcoolique, et donc dépendantes du sauveur suprême, qu’est l’Homme, c'est-à-dire Lui, Serge Doubrovsky.
Ce qui sauve toutes ces pages c’est qu’il sait raconter, et que, qu’on le veuille ou non, on est entraîné dans la lecture de toutes ces aventures ; on est certes amusé par la naïveté de ce déjà presque vieillard qui à plus de 70 ans croit pourvoir encore séduire une étudiante, qui s’en étonne par cette simple phrase : « Mais vous n’y pensez pas, vous avez l’âge de mon grand-père ! » ; on s’interroge sur l’égoïsme énorme de cet écrivain qui, à 78 ans, enchaîne à sa vie une jeune femme d’une quarantaine d’années.
Car c’est bien un égoïsme démesuré qui a animé toute la vie sentimentale de l’écrivain : il a tellement besoin d’elles qu’elles ne sauraient se refuser à lui.
Alors, en fin du compte, achevée la 548ème page, on se demande ce qui a pu prédominer, de la fascination ou de la répulsion, durant tous ces moments passés à lire ce récit.
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