Diderot : La religieuse
J’aime de temps à autre me replonger dans notre grand passé littéraire, ne serait-ce que pour vérifier la pertinence et le progrès de notre pensée et de son expression.
Ah, Diderot !
Avec lui, jamais ce courant que nos sages littérateurs ont qualifié de « L’esprit des Lumières » n’aura autant mérité son nom.
J’aurais pu reprendre « Jacques le Fataliste », mais je lui ai préféré « La religieuse », sans doute parce que m’effraient quelque peu tous ces intégrismes qui semblent éclore çà et là dans notre monde contemporain.
Histoire banale, inventée de toutes pièces, même si nous avons des témoignages similaires ; est-elle si étonnante que cela, cette époque où il était de coutume de consacrer un(e) de ses enfants à la vie religieuse, qu’il ait ou non ce qu’on appelle pudiquement la « vocation » ? N’avons-nous pas en mémoire certains sermons où des prêtres aujourd’hui invitent leurs ouailles à favoriser la vocation religieuses chez leurs enfants ? Et puis l’endoctrinement religieux n’est-il pas qu’une variante, certes un peu plus visible, que celui auquel sont soumis tant et tant d’enfants, celui du militant de gauche, par exemple ?
Donc c’est l’histoire d’une jeune fille qu’on va cloîtrer dans un couvent, et là c’est nouveau, non par amour de Dieu, mais pour cacher ce qui a de tout temps été très mal vu, le fait qu’elle soit le résultat d’un adultère ! (seuls les très puissants rois avaient ce privilège que les enfants de leurs maîtresses puissent non seulement être reconnus, mais avoir des privilèges … comme le monde est étrange … selon que vous serez riche ou puissant….).
Donc la soeur Suzanne (c’est le nom de la religieuse) va faire des pieds et des mains pour faire annuler ses vœux, et du coup va s’attirer les foudres de la mère supérieure qui va lui faire subir tous les châtiments possibles et imaginables : marcher dans l’obscurité sur des tessons de verre, ce n’en est qu’un petit aperçu ! La satire souvent très féroce et toujours très juste de la religion catholique et de ses pratiques monastiques, c’est sans doute ce que l’on voit immédiatement dans ce roman, mais par derrière …
Comme c’est aussi étrange : Sœur Suzanne pourrait très bien être le portrait type de tout dissident, et de quelque nature, et je ne pense pas seulement aux victimes staliniennes de l’Europe de l’Est de la seconde moitié du 20e siècle, je pense aussi aux victimes de toutes les charias de notre monde, comme aussi à celles de l’Inquisition d’autrefois.
J’aime m’arrêter sur la signification profonde de ce qu’a pu vouloir écrire Diderot : quel humain peut avoir le droit de dire à un autre ce qu’il doit faire pour son bien, et de le corriger d’importance tant qu’il ne l’aura pas reconnu ? Il y a dans ces pages un éloge magnifique de la tolérance : ce n’est pas parce que je ne pense pas comme vous et que je ne veux pas me plier à vos volontés que je ne mérite pas et votre respect et de vivre comme bon me semble.
Notre religieuse, grâce à un avocat qui lui est tout dévoué, réussit à quitter ce couvent, son enfer, pour rentrer dans un autre apparemment beaucoup plus humain, zen ou cool (dirait-on aujourd’hui !!!). Elle est si naïve cette Suzanne ! Du reste, ce n’est pas pour rien que Diderot a appelée ainsi cette jeune fille … on ne peut pas ne pas penser un instant à l’épisode de Suzanne et les deux vieillards de l’ancien testament.
Naïve donc et tellement qu’elle ne se rend même pas compte de la réalité des ardeurs de cette nouvelle mère supérieure, malgré les mises en garde de son confesseur !
A ce niveau de l’histoire, on s’interroge : quelle est donc la nature de ce plaidoyer de Diderot en faveur de l’innocence ? Est-ce une condamnation sans appel des rapports entre femmes, et alors à près de trois siècles, il nous apparaîtrait comme un affreux rétrograde et digne de s’attirer toutes les foudres des féministes les plus engagées ? Ou est-ce une autre morale, non pas celle très bourgeoise où il ne peut y avoir d’amour charnel qu’entre homme et femme, non, mais cette autre morale qui consisterait à revendiquer pour chacun le droit de choisir son ou sa partenaire, et que cela fasse ou non plaisir à ceux qui nous gouvernent ? Je ne sais pourquoi, je pencherai plutôt pour cette deuxième interprétation, qui se trouve amplement confirmée par l’épisode de la fuite de ce second couvent en compagnie d’un jeune confesseur, faussement libertin, et très tendance maquereau (comme on dirait maintenant !) Banalité, m’objecterez-vous,… pas si sûr, quand on voit, y compris en France actuellement, le nombre de jeunes filles qui se heurtent à leurs familles au prétexte qu’elles aiment quelqu’un de jugé indésirable parce qu’il n’a pas la bonne religion, ou la bonne couleur de peau …
Modernité de ce roman qui réussit en inventant l’histoire de Sœur Suzanne à poser les vraies questions philosophiques : celles des rapports que l’humain peut entretenir avec les forces et pouvoirs institutionnels, et celles de la nature des liens intimes qui peuvent unir chaque individu à d’autres êtres.
Plaisante, au sens le plus fort, la conclusion : cet échange de lettres qui lui a réellement existé entre une femme qui a hébergé Suzanne et un noble de province prêt à accueillir Suzanne ; mais sous la plume de cette femme se cachaient en fait Diderot et ses amis … et quand le hasard a fait découvrir ce qu’il en était, ce qui aurait été un scandale maintenant, s’est transformé en une immense rigolade.
Roman à lire et surement à relire, d’autant que la langue ! Qu’elle est belle la langue française quand elle est écrite avec autant de talent.
PS Je suis si peu chauvin !
PS2 Editions Garnier Flammarion, (édition de 1968, la date n’est sans doute pas un hasard !) 246p.
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