Serge Bramly : Orchidée fixe
En mai 1942, le peintre, Marcel Duchamp, quitte la France pour s’exiler aux Etats-Unis où il est déjà très connu. Il fait une étape forcée à Casablanca ; il va échouer pendant près trois semaines à la périphérie de la capitale marocaine, dans une gargote tenue par un Juif, Zafrani, qui, comme tous ses congénères, souffre de la même persécution que les Juifs de France.
Quelques soixante ans plus tard, Tobie Vidal, un éminent professeur d’histoire de l’art et spécialiste de Marcel Duchamp, retrouve à Tel-Aviv la trace d’un Zafrani, et tente de se faire raconter par lui ces moments dont il a été témoin lorsqu’ il était jeune …
Sa petite-fille assiste à ces rencontres et va même tomber amoureuse de Tobie Vidal.
Encore un goncourable, et surtout, si vous croyez que je suis un lecteur capable de la plus grande objectivité, alors, arrêtez à l’instant la lecture de cette chronique : car comment pouvez-vous imaginer une seule seconde que je puisse être indifférent à un écrivain qui a eu la chance de connaître la Tunisie que j’ai tant chérie, puisqu’il y est né en 1949 et y a donc lui aussi vécu quelques temps, dans les mêmes moments que moi !
Et pourtant, oui, c’est un grand roman ! On plonge dedans et on ne s’en échappe que très difficilement ; cette histoire est captivante pour tant et tant de raisons.
La plus superficielle, sans doute, l’époque où il se situe ; c’est la collaboration française, et l’attitude des Vichyistes dans une colonie (pardon, un protectorat, ce qui n’est pas tout à fait la même chose, pour les différences, reportez-vous à vos anciens manuels d’Histoire !) française ; attitude vis-à-vis des Juifs ! Lesquels se replient sur eux, sauf lorsqu’ils deviennent, comme l’arrière grand-père Zafrani résistant … et les quelques pages qui lui sont consacrés sont d’un humour quelque peu grinçant dignes de figurer dan toutes les anthologies sur la dite Résistance.
Tout aussi superficielle, cette aventure sentimentale qui se noue entre la narratrice et le critique d’art ; on se prend à ce jeu du chat et de la souris, le chat n’étant pas forcément celui qu’on croit ! C’est peut-être simpliste, en tout cas c’est plein de fraîcheur et de sincérité parfois déconcertante !
Beaucoup moins superficielle, cette relation qui se noue entre le grand-père et Tobie Vidal ; là aussi, c’est un autre jeu du chat et de la souris : il sait bien ce qu’il vient chercher à Tel-Aviv, certes des renseignements, mais qui sait, ce Zafrani ne serait-il pas aussi détenteur de quelques petits joyaux que lui aurait donnés Marcel Duchamp ? Le grand-père n’est absolument pas dupe, et en bon ancien avocat qu’il a été, il a tôt fait d’élaborer toute une stratégie qui lui permet de dire tout ce qu’il a envie de dire avant de satisfaire aux ultimes demandes du critique.
Mais le plus grand intérêt de ce roman, c’est tout son aspect pictural ! D’abord tordre le cou une bonne fois pour toutes, à toute cette idéologie héritée de nos romantiques, de l’artiste phare de la société, de l’artiste vivant au-dessus des autres humains dans une espèce de bulle hors du temps. Le peintre est un homme comme les autres avec les mêmes besoins, les mêmes contraintes, les mêmes aspirations.
Du coup, notre auteur peut nous montrer comment vit un artiste au milieu des autres hommes, comment il peut avoir les mêmes plaisirs (ah ces cigares de quatre sous …) ; et cela se reporte aussi sur les métiers qui gravitent autour de l’art ; intéressante la façon dont est démystifié le critique d’art ; elle s’y connaît la petite Zafrani pour amener Tobie Vidal à se confier et surtout à analyser les rapports qui peuvent exister entre un peintre et ceux qui tentent d’analyser son œuvre.
A ce stade, on ne peut pas ne pas souligner la connaissance réelle de l’auteur pour ce peintre ; intéressant aussi de noter que la narratrice, désirant en savoir un peu plus sur Marcel Duchamp, va se précipiter sur internet pour tenter de satisfaire ce besoin ; le lecteur qui ignore tout de ce peintre, n’utilisera pas forcément le même outil, mais je suis prêt à parier qu’il se servira de tous les moyens à sa disposition pour combler son ignorance … au demeurant, l’auteur nous oblige à nous replonger dans la carrière et la vie de Marcel Duchamp, il nous en dit beaucoup, mais pas assez et il nous laisse aussi sur notre faim ; montrant ainsi son réel talent de romancier.
Talent ? Certes, et oh combien ! Il n’est pas difficile de remarquer l’ossature de ce roman, ce jeu à trois autour d’un axe central. Mais où se laisse aussi prendre, sur cette évocation de la Casablanca et du Maroc pendant la seconde guerre mondiale ; parfaitement documenté, citant de très nombreuses sources de l’époque, l’auteur nous donne vraiment l’impression qu’il a passé de nombreuses années dans ce pays où, pourtant, … il nous l’apprend dans la dernière page consacrée aux remerciements, il n’a jamais vécu !
J’ai cru jusqu’aux dernières pages que ce roman allait surpasser ceux de Tierno Monénembo ou de Joël Dicker (dont j’ai dit le plus grand bien ici-même), mais là, je suis obligé de le regretter : la fin ne me semble pas à la hauteur de tout le reste ; je sais bien qu’il est très difficile de finir un roman, surtout lorsqu’il a été excellent du début jusqu’à ce moment crucial qui signe les dernières pages. Je m’attendais à quelque chose d’aussi exaltant qui termine en apothéose cette évocation … la seule explication qui peut atténuer ma déception, c’est que notre auteur a tellement bien assimilé son sujet, qu’il fait appel alors à une espèce de pied de nez … si cher à Marcel Duchamp.
PS Editions JC Lattès, 2012, 286p., 18€
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