Cinq ans, ce n’est pas beaucoup dans la vie d’un homme ; mais pour Verdi ce seront vraiment les années décisives de sa carrière de compositeur.
Nul doute qu’il étouffe à Busseto ; il est, certes, maître de musique ; il a donc l’occasion de montrer son savoir faire et ses talents de compositeur ; mais ce ne reste que du domaine soit de la musique d’ensemble, soit de la musique de chambre.
Et lui, c’est l’opéra qu’il sent, profondément, depuis qu’il a fait ses études à Milan ; La Scala lui manque.
Alors, après la mort de sa petite fille, Virginia, le 18 août 1838, il se décide et part passer avec Margherita tout le mois de septembre à Milan. Les émoluments qu’il reçoit comme Maître de musique, ne suffisant pas, c’est à son beau-père qu’il s’adresse pour financer ce séjour qu’il prolongera jusqu’au 6 octobre. Il ne part pas sans rien ; il a avec lui son premier opéra « Oberto conte di San Bonifacio » nouvelle mouture d’un tout premier écrit, « Rocester », œuvre dont on ne connaîtra jamais quoi que ce soit, puisque le manuscrit en a été perdu ? ou au contraire opéra tout à fait original ? Qu’importe ! Toujours est-il qu’il réussit dans son entreprise puisque il peut tranquillement annoncer à son beau-père que son opéra sera très certainement joué l’année suivante, car pour 1838, c’est trop tard, la programmation étant déjà faite.
Rappelons pour mémoire que La Scala avait, à l’époque de Verdi, deux saisons ; la saison dite de carnaval qui commençait le jour de Noël et s’achevait le 31 mars, et la saison d’automne qui allait du 11 août au 30 novembre. Pour chacune de ces saisons on s’autorisait trois compositeurs nouveaux ; celui qui avait la chance d’avoir les faveurs tant du public que de l’imprésario était alors assuré d’une belle carrière, tant musicale que … pécuniaire !
La Scala était la première scène au monde, et rivalisait avec le Théâtre de Bologne et dans une moindre mesure le Théâtre San Carlo de Naples et La Fenice à Venise, tous deux de la même époque, à quelques années près, de La Scala. Sur elle règne un impresario qui laissera sa marque dans l’histoire de l’opéra : Bartolomeo Mirelli ; ce n’est pas qu’un entrepreneur musical (traduction originelle d’impresario) ; à ce titre, il prend des risques, car n’étant pas appointé, c’est lui qui finance sur ses propres deniers les productions et se rembourse sur les recettes. Il n’a donc pas intérêt à se tromper ; mais le flair, il l’a, il ne faut pas oublier que c’est un ami de Donizzetti dont il a écrit quelques livrets, alors, la musique et l’opéra en particulier, il connaît !
Verdi a-t-il rencontré Marelli lors de ce mois de septembre 1838 ?
Qui sait ? en tout cas ce que Verdi affirmera bien plus tard, c’est que Mirelli avait eu des échos favorables de son opéra en particulier par la cantatrice Giuseppina Strepponi !
Ah quelle femme que cette soprano ! et surtout quel tempérament !
Elle passe d’homme en homme, des musiciens bien évidemment, sa carrière est en jeu, (de l’impresario Cirelli à Milan, à Marelli et aussi pourquoi pas Donizzetti lui-même !); elle abandonne au passage ses enfants, risquant ainsi la peine de prison à vie … mais on lui pardonne tout, elle a une de ses voix ! Elle fascine, comme jamais personne avant elle n’a su faire.
C’est donc cet opéra, Oberto dont elle plaide la cause auprès de Marelli.
Fort de cette promesse de voir jouer son opéra, Verdi fait savoir qu’il ne prolongera pas sa fonction de Maître de Musique à Busseto au terme des trois ans qu’il aura effectués.
L’aventure milanaise commence avec le début qui s’annonce prometteur d’Oberto… mais voilà, à quelques semaines de la représentation le ténor a une laryngite aigüe et la Strepponi elle-même déclare forfait … Verdi est découragé, d’autant que lui et sa famille sont dans une mauvaise passe financière ; il est prêt à renoncer à tout jamais à l’opéra, et envisage même de revenir à Busseto, et d’y redevenir éventuellement maître de Musique si le poste est toujours vacant…
Mais n’y-a-t-il pas un dieu de la musique et de l’opéra en particulier !
En septembre, Merelli qui n’a en rien renoncé à faire jouer Oberto, a trouvé une solution de remplacement avec d’autres chanteurs ; il fait procéder à quelques petits changements dans le livret, et voilà l’opéra fin prêt. Et c’est le succès du 17 novembre ; tellement bien accueilli par le public milanais que, jusqu’à la fin de 1839, c'est-à-dire en l’espace d’un mois et demi, ce sont quatorze représentations qui sont données d’Oberto.
Verdi est enfin lancé, et n’aurait été le drame de la mort de son second enfant, Icilio, survenue quelques jours auparavant, le 22 octobre, 1839 aurait été pour Verdi une année bénie (2). Car Merelli lui fait alors une proposition jugée « fastueuse » par le compositeur lui-même : il fait signer à Verdi un contrat comme quoi il va dépendre de La Scala, à qui il devra « servir » un opéra tous les 8 mois, moyennant une somme rondelette (quatre fois ses émoluments de maître de musique de Busseto) sans oublier les recettes occasionnelles non négligeables, telles que pourcentage sur ses partitions : et le roi des éditeurs, un certain Ricordi, en profite pour publier « Oberto ».
Une petite remarque s’impose sur le rôle des partitions à l’époque, car nous le retrouverons aussi dans la vie de Wagner, comme il a été omniprésent chez tous les compositeurs du 19e siècle.
Les partitions jouaient, en gros, le même rôle que les CD aujourd’hui ; si on avait entendu parler d’une oeuvre et qu’on voulait la connaître, on n’avait pas d’autre choix que de faire appel à sa partition, et très souvent sa réduction pour piano ; nombre de personnes, pour l’essentiel des bourgeois ou des anciens aristocrates, savaient lire la musique ; de toutes les façons, ils ne pouvaient faire autrement : et quitte à porter un jugement, cette découverte active me semble bien plus profitable que celle toute passive qui consiste à écouter un CD sans connaître la moindre note de musique, ce qui quelque part semble un paradoxe … car comment juger d’un art si on n’en connait pas le minimum de grammaire et de syntaxe ?
Mais si avec des Leduc (1841), Heugel (1842) ou encore Durand (1869), le 19e siècle français n’est que la continuation de la grande tradition d’imprimeurs français, avec l’un de ses plus brillants anciens, la dynastie Ballard qui a été particulièrement active entre 1600 et 1728, L’Italie n’est pas en reste et Ricordi commencera ses activités dès 1808 ! (avec Wagner nous aurons l’occasion de citer les maisons d’éditions musicales austro-germaniques.
Et donc pour Verdi, la maison Ricordi est là ! Grâce à elle, il réussira juste à éponger toutes les dettes qu’il a accumulées.
Il lui faut se mettre à l’ouvrage ; Merelli lui propose quelques livrets d’un certain Romani ; et ce n’est pas n’importe qui ce Felice Romani (mort en 1865), il a travaillé avec les plus grands compositeurs de son temps, Bellini, Donizzetti ; et pourtant Verdi fait la fine bouche, et choisit par défaut, ce qui allait devenir son premier (et avant dernier !!!) opéra bouffe « Un giorno di regno » qui créé le 5 septembre 1840 fera un bide remarqué.
Verdi n’aurait-il pas la veine comique ?
On a avancé tellement d’hypothèses pour justifier l’échec de cet opéra, à commencer par la crise affective très profonde que subit le compositeur : après la mort de son second enfant, en 1839, c’est sa femme qui s’éteint brutalement le 19 juin 1840. Est-ce suffisant ? Je me garderai bien aussi de prendre position pour savoir s’il était mur pour le genre comique, ou s’il a décontenancé son public qui, après le succès d’un drame, attendait un autre drame ?
Qu’importe, Giuseppe Verdi finit l’année complètement désemparé. Merelli ne lui en veut absolument pas de cet échec, et se montre fort compréhensif à son égard ; il a deviné que Verdi saura se relever, il attend que survienne le déclic, et il sait qu’il arrivera rapidement. C’est ce qui se produisit, car Merelli sut tellement faire preuve d’habileté que moins de six semaines après l’échec d’ « Un giorno di regno », la Scala donnait, en remplacement, 17 représentations de « Oberto ».
Est-ce de cette période très dure dans la vie de Verdi que nait cette légende (ou ce fait historique que je suis incapable de vérifier tant il remonte si loin dans ma mémoire !) : un certain jour d’hiver, désespéré et sans le moindre sou, Verdi ne peut résister à un tout petit plaisir, s’offrir quelques marrons grillés … mais voilà il n’a pas de quoi … alors le commerçant le reconnait, il l’avait vu à l’une des représentations d’Oberto, et il lui donne le cornet tant désiré ; Verdi ne peut s’empêcher de lui donner la seule chose qui lui reste, son écharpe. Le marchand l’accepte et …, dit la légende, la rendra à Verdi, lors de la première de Nabucco. Comme il me plaît à imaginer que cette écharpe c’est celle toute blanche que l’on voit sur quelques-uns des clichés qui ont été pris du Maestro !
1841 ce sera donc l’année de la composition de Nabucco. Le hasard, Merelli qui croise Verdi, qui l’entraîne pratiquement de force jusque dans son bureau à La Scala, qui lui met entre les mains un livret de Solera, Nabucchodonosor ; il en est enthousiaste, ce Merelli ! pour éviter que Verdi ne vienne gâcher sa joie, et en même temps pour lui en imposer la lecture, il le jette à la porte de son bureau avec le livret.
Mais toujours aussi déprimé, Verdi en rentrant chez lui, jette le livret sur la table … et miracle des miracles, il s’ouvre sur ce fameux passage « Va pensiero » (3) ; alors il est tellement subjugué que la nuit-même il lit une fois, deux fois, trois fois et encore une autre jusqu’à connaître au petit matin le livret par cœur. Il se laisse convaincre par Merelli et note après note, phrase après phrase, l’opéra prend corps.
Ah qu’ils sont beaux ces souvenirs de Verdi à Ricordi quelques quarante ans plus tard !
Vedette en diable, et italien incorrigible, Verdi soigne tellement bien son image de marque ! et tant pis si on ne doit jamais connaître exactement la genèse de Nabucco !
1 Théâtre de La Scala au 19e siècle (cliché trouvé sur Internet)
2 Il est quand même étrange que, dans ses souvenirs, quelques dizaines d’années plus tard, Verdi se trompe dans les dates de décès de son fils, qu’il fera mourir quelques six mois plus tard en Avril 1840.
3 « Va pensée sur tes ailes dorées,
« Va, pose-toi, sur les versants, les collines
« Où, tièdes et molles, embaument
« Les douces brises du sol natal.
« Salue les rives du Jourdain !
« Salue les tours abattues de Sion …
« O ma patrie, si belle et perdue ! »
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