Ludmila Oulitskaïa : De joyeuses funérailles
Alik, peintre russe exilé aux Etats-Unis vit ses derniers instants, victime d’une maladie incurable qui paralyse progressivement tous ses muscles. Entouré de nombre de femmes, celles qui l’ont marqué au plus profond de lui-même, Irina, de qui il a eu une fille, Tee Shirt, ou encore la légitime Nina. Toute une société russe composée essentiellement de juifs, se retrouve en proie à ses vieux démons, à commencer par la vodka qui coule à flots.
Mais heureusement, il n’y a pas que ce vernis, de fête artificielle dans laquelle on se réfugie parce qu’on ne veut pas voir l’avenir immédiat et toute sa cruauté. Grâce à la Nina, nous pouvons avoir toute une séquence de mysticisme qui ne manque pas d’humour : ne voilà-t-il pas en effet qu’elle a décidé de convaincre son mari de se faire baptiser, avant de mourir pour qu’elle puisse le rejoindre et vivre l’éternité avec lui. Il veut bien recevoir un prêtre orthodoxe, mais à condition aussi de pouvoir s’entretenir avec un rabbin. L’attitude des deux hommes de religion et l’image qu’ils en donnent sont profondément réjouissants, le prêtre qui reconnaît aux femmes des vertus que la religion catholique s’empresserait de condamner immédiatement ; quant au rabbin qui ne comprend rien à l’évolution de la société il s’enferme dans un conservatisme très drôle, avec la reconnaissance de trois types différents juifs.
Tout aussi emprunt d’humour le discours sur l’art ; qu’est-ce qu’un artiste qui arrive, un grand artiste ? Si ce n’est celui qui réussit à vendre (et de plus en plus cher !) ses toiles. Dans ce sens Alik a failli l’être cet artiste qui serait passé à la postérité ; mais voilà, il s’est heurté à un galeriste quelque peu truand (au fait, les galeristes ne rejoignent-ils pas la catégorie des notaires, c’est-à-dire très peu d’honnêtes pour une multitude de crapules ???) ; et ce galeriste l’a complètement arnaqué … sauf qu’après la mort d’Alik, il va reconsidérer ses positions et vouloir s’emparer des œuvres du peintre, signifiant ainsi fort cyniquement que, comme les Indiens, un bon artiste est celui qui est mort !!! Quant au contenu de l’oeuvre d’art, quelques ébauches nous permettent de signifier que l’art ne saurait être s’il n’a en lui pas une grande part de provocation : à telle enseigne cette « Cène » où le Christ et les apôtres sont représentés par des grenades !
Quant à la société, son organisation, elle est là aussi décrite avec une bonne dose d’humour ; il n’est que de voir comme est traité le propriétaire d’Alik qui a du mal à récupérer ses loyers. Ou encore cette reconnaissance du travail, non sous forme d’espèces sonnantes et trébuchantes, mais bien tel qu’il est réalisé en soi : le bistrotier qui, en échange d’une toile d’Alik, lui a ouvert dans son café un compte illimité (N’est-ce pas Brunelleschi qui, réalisant la coupole du Duomo de Florence dans les années 1420, avait imaginé que les ouvriers au lieu d’être payés en monnaie florentine, le soient en nature et selon les besoins que tout être humain pouvait avoir ?)
Heureusement face aux rigueurs de la société, il y a cette notion très forte : celle du groupe qui, formé sur des bases solides comme l’appartenance à une ethnie ou à une religion, devient d’une solidarité à toute épreuve et est capable de soutenir jusqu’au bout un de ses membres.
Bon, je ne vais pas vous faire une paraphrase de tous les thèmes que l’écrivain russe développe dans cet ouvrage ; le plus simple pour vous convaincre non seulement de leur pertinence mais aussi de la façon souvent très drôle dont ils sont traités, c’est de vous procurer ce livre qui doit se trouver dans toutes les bonnes médiathèques (car il date déjà de l’autre siècle : 1999 !).
PS Je laisse le soin aux spécialistes de la littérature russe contemporaine (et ils sont nombreux !) le soin de vous montrer en quoi la forme d’esprit, et de narration de Ludmila Oulitskaïa est bien dans la lignée de tous ces romanciers russes qui, depuis Soljénitsyne, ont donné tant et tant de fil à retordre à tous les pouvoirs (et pas seulement à celui du marxisme-néninisme revu et corrigé –donc largement trahi !- par Staline et consorts).
PS2 Edition Gallimard, 1999, 167 p.
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