Olivier Dutaillis : le jour où les chiffres ont disparu
Voilà un roman alerte qui devrait plaire tant il est bourré de qualités.
Le sujet d’abord, une originalité qui ferait envie à nombre d’écrivaillons : imaginer une professeure de solfège (maintenant on dit « formation musicale », c’est plus classe, non ?), Anna, qui fait une telle phobie des chiffres qu’elle en arrive à séquestrer son ancienne professeure de mathématiques responsable, selon elle, de ce traumatisme, cela il fallait le faire ! Et pour mieux faire prendre cette mayonnaise, déjà promue à une grande dégustation, un psychiatre fort sympathique, qui se transforme en enquêteur. Pour achever le tout une série d’actions (deux plus exactement !) hors norme, invraisemblable (mais dans le domaine de la psychiatrie rien n’est impossible), la seconde à la limite du rocambolesque mais qui s’impose tellement bien qu’elle en devient fort probable.
Je vous vois déjà salivant de plaisir, attendant, suspendus que vous êtes à ces mots que ma plume (enfin, mon clavier d’ordinateur !) égrène, que je vous les décrive … eh bien non, je ne peux, car ce serait dévoyer ce roman, et surtout, pingres que vous êtes, ne l’achetant pas, vous priveriez l’auteur de substantiels revenus… vous voudriez être responsables de la misère d’un auteur ?
Bourré de qualités, ai-je écrit : langue aisée, sens du suspens, on se prend même, comme au cinéma, à fermer les yeux, ou plus exactement à sauter tel passage, tant on a peur, on redoute l’irréparable ; et puis, quand à la page suivante on se rend compte qu’il ne s’est pas produit, alors, vite on revient en arrière et on n’en goûte que mieux les mots et phrases sautés !
Mais on appréciera les personnages : Anna d’une vérité absolue, cette peur inexorable qui l’envahit lorsqu’à l’orchestre, elle voit défiler les mesures et se rapprocher, fatidique, celles de son solo ; d’une poésie extraordinaire aussi, avec en particulier cette rencontre avec cet indien, pakistanais, (elle ne sait dire exactement), avec qui, l’espace d’un jour et demi, elle va vivre intensément comme cela ne lui est jamais arrivé ; rebelle encore, contre l’absurdité de ces flics qui ne peuvent ou ne veulent l’entendre et encore moins la comprendre, comme cet autre psychiatre représentant de l’ordre établi. Et enfin d’une fantaisie absolue, le spectacle qu’elle va prendre en charge en est la démonstration exemplaire.
Le psychiatre, le narrateur (pas le fantoche complice du flic !) est lui-aussi remarquable ; et si vous aviez, (comme moi !) quelque réticence face à cette science, il est capable de vous réconcilier définitivement avec ce monde (là, je pense que j’exagère quelque peu !) ; il est avant tout profondément humain ; il sait que la mathématopathie dont souffre Anna est avant tout une maladie, et si elle a été amenée à commettre un acte complètement illégal, ce n’était que pour se soigner, s’en échapper définitivement. C’est donc tout naturellement que ce psychiatre va prendre la défense, d’abord médicale et ensuite policière, d’Anna. On pourrait craindre la facilité, comme tout bon psychiatre, il veut séduire, il va même, pourquoi pas, tomber amoureux de sa patiente ! Heureusement l’auteur a le très bon goût d’éviter cet écueil, d’autant que subtilité fort judicieuse, il met sur la route de ce psychiatre une autre femme, qui aura l’excellente idée de l’aider dans sa tâche de réhabilitation d’Anna.
On appréciera à leur juste valeur : le flic qui s’obstine à ne voir que les apparences des faits et ne démord pas de l’idée qu’Anna n’est qu’une délinquante tout ce qu’il y a de plus ordinaire ; la professeure de mathématique qui, tout à coup, voit disparaître ses certitudes pédagogiques et la valeur suprême de la science mathématique qu’elle enseigne, (elle-aussi est d’une vérité poignante et elle n’a pas été sans me rappeler nombre d’enseignants de cette discipline que j’ai croisés !).
Oui vraiment un très bon roman qu’on lit avec gourmandise, et dont la fantaisie, voire l’humour, constitue un excellent antidote à l’atmosphère ambiante peu réjouissante… ou tellement artificielle qu’on nous impose !
PS Editions Albin Michel, 2012, 230 p., 28€
PS2 : étonnant, c’est le deuxième roman de cette maison d’éditions que je lis à suivre et qui m’a passionné autant que le précédent …
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