1841, on l’a vu (cf. précédent épisode) ce sera l’année de la composition de Nabucco. Premier grand opéra verdien. Le sujet est à même de séduire n’importe quel auteur dramatique et a fortiori Giuseppe Verdi ; se trouvent développés les deux grands ressorts tragiques par excellence : la relation de pouvoir, ici une lutte à trois, celle qui oppose Nabucodonosor à sa fille adoptive Abigaille, et celle qui oppose Babylone à Jérusalem ; ce conflit se double bien évidemment d’une rivalité religieuse entre le Judaïsme et le paganisme.
L’autre ressort étant tout naturellement l’amour et surtout l’amour contrarié (même si cela doit bien se terminer) : ce sera le cas entre Fenena, fille de Nabucodonosor, et Ismaele, neveu d’un des derniers rois d’Israël ; cet amour/passion qui amènera Fenena à se convertir au judaïsme, Abigaille voudra le briser à tout prix, elle qui, comme par hasard, aime sans le moindre espoir de retour d’Ismaele.
Cette double thématique développée avec le brio qu’on sait, sera omniprésente (ou presque) dans tous les opéras de Verdi par la suite.
Le succès est assuré et surtout au rendez-vous : dès la première (le 9 mars 1842) à laquelle assiste Verdi, placé selon la coutume dans la fosse d’orchestre entre la contrebasse et le clavecin, c’est une ovation qui perdurera à chacune des 8 autres représentations de la saison et … des 57 (chiffre énorme !) autres représentations qui furent données à Milan la saison suivante… et pas seulement à Milan, car, à Venise, par exemple, Nabucco fut représenté 25 fois lors de la saison 1842-1843 …
On n’a eu que trop tendance à voir en cet opéra, une œuvre révolutionnaire, une espèce de geste patriotique qui devrait catalyser tous les résistants à l’emprise autrichienne ; le cinéma lui-même s’est emparé de cet opéra avec cette volonté déterminée …
Heureusement certains historiens, dont Pierre Milza (1), font observer à juste titre que les volontés patriotiques des Italiens ne sont encore qu’à l’état d’ébauche ; certes, il est beau ce chœur d’esclaves, certes ce pourrait être une magnifique métaphore, mais c’est encore trop tôt ! N’oublions pas que cet opéra était dédié à « son altesse impériale, la Sérénissime archiduchesse, Adélaïde d’Autriche » Il aurait fallu un cynisme bien trop grand de la part d’un Verdi, pour être capable d’appeler à la rébellion et en même temps de dédier cette œuvre à celle qui incarnait en grande partie les oppresseurs ! Et du reste s’il avait été aussi explicitement dangereux, les autorités autrichiennes auraient-elles accepté que cet opéra soit monté à Vienne, et en présence de Giuseppe Verdi lui-même, le 4 avril 1843 où il connut un autre très vif succès … sous la baguette, il faut le souligner, d’un Donizzetti, autre grand compositeur de la première moitié du 19ème !
Néanmoins ce qui est important de souligner, c’est que Nabucco s’inscrive dans cette lignée d’œuvres artistiques (initiées avec « Mes prisons » de Silvio Pellico, dans les années 1832, ou encore avec « I promessi sposi » d’Alessandro Manzoni, publié dans sa version définitive en … 1842 !) qui ont été influencées par l’air du temps et qui, sans l’analyser et lui donner des perspectives politiques, ont su contribuer au mouvement unitaire qui quelques années plus tard envahira la péninsule italienne.
Mais une autre influence semble se dessiner dans Nabucco ; les années 1840 c’est la grande période de l’Orientalisme comme courant esthétique ; notre vanité patriotique française aimerait à souligner que l’origine de ce courant remonte sans doute à la campagne d’Egypte de Bonaparte, à l’aube du 19ème siècle, ce qui permettrait de racheter, par avance et en toute petite partie, les immenses méfaits dont l’empereur s’est rendu coupable par la suite, ne serait-ce qu’avec toutes ses prétentions militaires et territoriales … tiens, tiens, tiens, n’est-ce pas le même Napoléon qui avait annexé en département français la région de Busseto, ce qui a permis à Verdi de naître Français ?
On se plaît à souligner que le même orientalisme est à l’origine de ce musée turinois consacré à l’Egypte et dont l’importance et la richesse sont telles qu’il arrive juste en troisième position mondiale après le British Museum de Londres et avant le Louvre ou le musée du Vatican … or Turin c’est le piémont, c’est aussi le duché de Savoie … et comme tout se tient, ce sera autour des ducs de Savoie que se forgera l’Unité Italienne…
L’orientalisme un grand courant qui a déjà inspiré la peinture de Delacroix à Ingres jusqu’à ce Chasseriau, mais qui a titillé aussi la muse de nombre d’écrivains, de Chateaubriand à Victor Hugo dont « Les Orientales » ont été publiées pour la première fois en 1829.
Et d’où tire le livret de Nabuco, Solera ? Du drame français « Nabuchodonor » écrit par Anicet Bourgeois et Francis Cornue.
La boucle est bouclée, et Nabucco initie donc, même si modestement, l’orientalisme dans l’opéra italien … et Verdi s’en souviendra quelques années plus tard lorsqu’il entreprendra « Aida ».
Toutes ces influences et surtout la façon originale dont Verdi a su les exploiter musicalement, assurent le succès que nous avons mentionné plus haut. Merelli qui a eu l’intelligence de deviner le génie de Giuseppe Verdi va lui proposer alors de composer l’opéra qui devra inaugurer la saison théâtrale de la Scala, l’année suivante ; et là une anecdote, le directeur est tellement sûr du succès du futur opéra (et donc des profits qu’il va générer) qu’il va proposer à Verdi un contrat en blanc : à lui de déterminer ce qu’il veut être payé pour composer un tel opéra. Il est bien embarrassé (et on le comprend !) c’est alors qu’il prend conseil de la Strepponi qui lui suggère de ne pas faire à moins que Bellini pour sa Norma : l’équivalent de près de 40.000 Euros, chiffre qui peut sembler énorme pour une seule commande (mais quand on voit ce que se font payer les vedettes de variété actuellement ….) et pourtant Merelli l’accepta.
La critique s’était trouvée divisée par Nabucco, la française rabaissant l’œuvre alors que l’italienne frisait la flagornerie ; par contre le public milanais, toujours aussi enthousiaste, adopte définitivement ce jeune homme, et les salons de la haute société lui sont ouverts … sans oublier que certaines de ses dames se pâment d’amour pour lui ; une certaine Giuseppina Appiani ira jusqu’à faire des infidélités à Donizzetti lui-même qui le lui pardonnera avec cet argument généreux et plein de bon sens : j’ai eu ma part, à d’autres d’en profiter surtout s’ils sont pleins de talent …
Car il va en avoir du talent Giuseppe Verdi. Il a un contrat à honorer ; et il se met à l’ouvrage entre 1842 et 1843 ; il a adopté son librettiste, Temistocle Solera.
C’est donc « I Lombardi alla prima crociata (Les Lombards à la première croisade) » ; Solera va tirer son livret d’un grand poème en 15 chants du poète italien Tommaso Grossi qui est beaucoup plus connu pour son roman historique « Marco Visconti » … mais le poème de Grossi a été inspiré par « L’histoire des croisades » de Jean-François Michaud, cet éphémère député français ultraroyaliste de 1815 à 1816 et fin lettré. On retrouve donc le même scénario originel que pour Nabucco.
Pourtant, il y a une différence et qui est frappante lorsqu’on lit les deux scénarios ; autant celui de Nabucco se tient parfaitement d’une partie à l’autre, autant pour celui des « Lombardi » le lecteur est obligé de se forcer s’il veut réussir à suivre et à comprendre l’intrigue. Car le moins qu’on puise dire, c’est que l’action est confuse ; entre trahisons, déguisements, reniements, et actions des croisés, on navigue constamment sans avoir toujours le temps de faire le lien entre chaque évènement.
Mais c’est là où réside le génie des vrais dramaturges, c’est que même si le livret ne vaut pas grand-chose, ils arrivent à le sauver par leur puissance créatrice. Et en la matière Giuseppe Verdi en a à revendre. C’est ce qui assurera à ce nouvel opéra un succès comparable à celui de Nabucco.
On ne pouvait demander quand même à Giuseppe Verdi de changer du tout au tout (il avait tenté une fois et on a bien vu où cela l’avait amené !) ; il applique donc les recettes qui ont si bien marché avec Nabucco, à telle enseigne que, par exemple, le chœur dans la 4ème partie « O Signore, del tetto natio » (4) est formellement le petit frère de « Vai pensiero » de Nabucco.
Succès ? Assurément pour tout le public qui s’est pressé à La Scala ce 11 février 1843.
Mais pas pour la critique musicale française qui va se déchaîner une nouvelle fois, contre Verdi ; puis la censure est là, qui veille : l’Eglise, en la personne de l’archevêque de Milan, un autrichien, comme de juste, n’aime pas cette première partie où sont mises en scène la cathédrale de Milan, des processions et où l’on entend un « Ave Maria » ; il demande au préfet de police que tout cela soit retiré de l’opéra… mais voilà Verdi est têtu … et il ne fait qu’une seule concession l’air ne commencera plus par Ave Maria, mais par … Salve Maria ! La différence est de taille !!! J’aurais été du prélat autrichien, je crois que j’aurais eu l’impression de m’être fait quelque peu avoir ! Cet épisode devra pourtant mettre la puce à l’oreille de Verdi ; il lui faudra désormais tenir compte de la très redoutable censure !
1843, après I Lombardi, il est temps pour Verdi de s’occuper un peu de lui. Le Maestro comme on commence à l’appeler (signe de cette vénération qu’il commence à inspirer !) s’est toujours montré très réservé sur sa vie privée ; même si, par la force des choses, quelques intimes ont eu droit à ses confidences, elles ont toujours été au compte-goutte. Que sait-on par exemple de cette liaison qui commence dès 1843 entre lui et la Strepponi. Oh celle-là, on la suit parfaitement dans sa vie « publique » de cantatrice ; elle a bien défendu le Nabucco dans les huit premières représentations de La Scala ; et c’est avec cet opéra qu’elle prendra congé en 1846 de la scène au théâtre de Modène. Mais pour sa vie privée, on lui attribue tant et tant d’amants de Mirelli, à Cirelli en passant par Donizzetti ! Ce qui est certain c’est que commence une liaison entre ces deux grands de la musique, liaison qui se concrétisera par un mariage quelques années plu tard.
Mais en attendant, Verdi se repose juste quelques jours, le temps d’aller voir le premier grand maître de la musique d’opéra en Italie, Gioacchino Rossini ; il y a déjà longtemps qu’il a abandonné la composition et qu’il dédie tout son temps à l’art culinaire ! Et c’est à Bologne que Verdi va le rencontrer. Que se sont-ils dits ? Voici ce que note Verdi :
« Rossini m’a accueilli très gentiment d’une manière qui m’a paru sincère. Quoi qu’il en soit, j’en reste très content. » (3)
Et c’est tout.
Nous nous faisons peut-être des illusions, mais rien ne nous interdit d’imaginer toutes les réflexions musicales qui ont émaillé les conversations de ces deux grands compositeurs ; des conseils même de l’aîné ? qui sait ? Gardons donc en nous toutes ces hypothétiques considérations.
Il nous faut nous contenter du quotidien et de cette liaison musicale très importante qui va, dès 1843, unir Verdi à Venise …
(à suivre)
1 Photo trouvée sur internet
2 Cf. l’ouvrage cité dans le précédent épisode
3 Cf. « Verdi par Verdi », ouvrage cité dans les précédents épisodes
4 Deux extraits sont disponibles sur youtube :
Chœur : « Signore del tetto natio »
www.youtube.com/watch?v=mMVUv57TzVQ
Chœur final « Te lodiamo »
www.youtube.com/watch?v=v5oEn6ILvl0
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