J’essaie de me mettre dans la peau d’un musicien du début du 19ème siècle et d’imaginer ce que peut représenter pour lui Venise !
Certes, ce n’est plus la fière République, et depuis que Napoléon et les Autrichiens, lui succédant, l’ont asservie, elle a tout perdu de sa grandeur … pourtant, les souvenirs d’un des grands siècles musicaux, le 18ème, doivent être présents ; on ne peut oublier un Marcello ou a fortiori un Vivaldi !
J’imagine alors Giuseppe Verdi lorsque, au début de l’année 1843, il reçoit la proposition du secrétaire de La Fenice de collaborer avec le librettiste Francesco Maria Piave, pour écrire un opéra qui serait créé dans ledit opéra. La Fenice n’est pas encore ce lieu mythique où tous les mélomanes désirent se rendre au moins une fois dans sa vie. Il n’était qu’un parmi la dizaine de théâtres que comportait Venise ; il a fallu l’incendie de 1789, avec en particulier toutes les difficultés qu’il a fallu surmonter pour arriver à l’éteindre, pour que soit créé l’opéra que nous connaissons aujourd’hui (même si un autre très violent incendie l’a détruit en 1996, lui conservant néanmoins intacte sa façade) ; et c’est seulement après 1789 que La Fenice va commencer à supplanter progressivement tous les autres opéras et à devenir la référence de l’opéra à Venise.
Intéressante personnalité que ce Francesco Maria Piave : né en 1810, d’une famille de verriers de Murano, il entend d’abord se consacrer à une carrière ecclésiastique, mais il abandonne vite cet état, et après des études à Rome, et, à la mort de son père, il retourne en 1840 à Venise. Il découvre le théâtre, devient le directeur chargé des spectacles au théâtre de la Fenice ; il va collaborer jusqu’en 1870 avec Giuseppe Verdi, et ce pour une dizaine d’opéras. Mais il écrira pour d’autres compositeurs. Pour la petite histoire, frappé d’un accident cardiaque en 1870, il ne pourra plus rien produire, et mourra dans la misère en 1876. Ce sera Verdi qui prendra en charge tous les frais de son enterrement !
Le sujet proposé n’inspire guère Verdi : Piave a commencé à écrire un livret tiré du Cromwell de Walter Scott. Mais Verdi a une autre idée en tête, il a été enthousiasmé par l’Hernani de Victor Hugo et il ne souhaite qu’une seule chose, écrire un opéra à partir de cette pièce ; il va donc batailler ferme, et obtenir de Piave qu’il abandonne son Cromwell au profit d’un Ernani.
Cette œuvre va néanmoins rencontrer d’énormes difficultés.
D’abord, parce que Piave écrit pour la première fois un livret d’opéra ; il multiplie toutes les erreurs d’un débutant, comme par exemple faire des récitatifs beaucoup trop longs, ou demander à la soprano de chanter à suivre une cavatine, un duo, puis un trio et enfin un finale ; Verdi obtient de nombreux changements pour des raisons musicales tellement évidentes.
« Sans doute M. Piave aura-t-il de bonnes explications à me donner, mais j’en ai d’autres et je réponds que les poumons ne peuvent supporter pareil effort. Quel Maestro serait-il capable, sans ennuyer le monde, de mettre en musique un récitatif de cent vers ? » (2)
Les secondes difficultés sont d’ordre politique ; les autorités autrichiennes se méfient comme de la peste du message de l’Hernani de Victor Hugo, même si le les positions politiques de l’Hernani de Victor Hugo ne peuvent avoir aucune liaison avec la situation politique de l’Italie ; la censure exige alors de nombreuses coupures ; Piave s’exécute, et Verdi s’incline ce qui permet à l’œuvre d’être jouée pour la première fois le 9 Mars 1844 à la Fenice. Notons aussi que Victor Hugo sera furieux de toutes les coupures infligées à son texte, et à telle enseigne que, lorsque l’opéra de Verdi a été programmé à Paris le 9 janvier 1846, il a obtenu qu’il ne soit pas représenté sous son nom originel « Ernani » mais avec le titre du « Il proscritto di Venezia » (le proscrit de Venise).
Pourtant, Victor Hugo qui aimait la musique, aurait du être flatté par ce simple fait qui consacrait sa propre carrière comme concepteur d’un nouveau genre : le drame romantique ; en effet, une des forces du drame de Victor Hugo réside bien en ce mélange entre le comique, voire la bouffonnerie, et le tragique (caractéristique qui marquera aussi l’autre drame de Victor Hugo, Ruy Blas) ; or s’il y a quelque chose que respectent parfaitement Piave et Verdi, c’est bien ce mélange des genres.
La première à Venise connait donc un grand succès, mais ce n’est pas le triomphe d’un Nabucco par exemple ; et ce pour une raison toute simple :
« Ernani qui a été créé hier, eut un succès assez heureux. Si j’avais eu des chanteurs, je ne dirais pas sublimes, mais au moins capables d’intonations correctes, Ernani eut le succès que Nabucco et les Lombards ont remporté à Milan ».(2)
C’est ce qu’écrivait dès le lendemain Verdi à la comtesse Giuseppina Appiani, à Milan. Mais les jours suivants le succès perdura et fut l’occasion pour l’éditeur Ricordi de gains importants …
A la mode le drame romantique, Verdi s’imposant de plus en plus comme un de ses grands noms à l’Opéra ; il était donc tentant de lui proposer d’écrire immédiatement dans la foulée un autre opéra ; on lui suggéra un drame de Victor Hugo, Marion Delorme : histoire d’une courtisane, célèbre par sa beauté, du temps de Louis XIII. Mais voilà, Verdi n’aime pas les catins et n’a aucune envie d’écrire de la musique pour de tels personnages (on verra comme il changera d’avis avec La Traviata !) ; donc il refuse.
Par contre, un autre grand romantique le fascine, un de ceux qui ont honoré Venise de leur présence, un certain Lord Byron ; et de lui, en particulier, le drame « The two Foscari » ; il en est tellement enthousiaste qu’il demande à Piave de lui en faire un livret ; le pauvre Piave qui était en train d’écrire un autre livret sur Lorenzino de Medicis ! Il voudrait bien … mais pas de chance, les bruits circulent vite à Venise, très vite même, et la famille des Foscari, Loredano, Mocinego et Malipiero -toutes impliquées dans ce drame vénitien du 15e siècle (3)- font pression sur Piave et Verdi pour que cet opéra ne soit pas écrit ou en tout cas pas monté à Venise.
Qu’à cela ne tienne, la réputation de Verdi est telle, que, devant un opéra au théâtre Argentina de Rome, il va écrire pour lui et sur le livret de Piave « I due Foscari ».
Mais la censure n’était pas que vénitienne ! Elle veillait aussi à Rome, qui faisait partie des Etats du Pape (et ce jusqu’aux accords de Latran en 1929) ; mais on se demande bien en quoi l’Eglise pouvait se trouvait gênée dans ce nouvel opéra. Il parait aussi qu’il faillit avoir une cabale contre Verdi parce que le théâtre Argentina, flairant sans doute le bon coup financier, avait augmenté fortement le prix des places !
Quoi qu’il en soit, le 3 Novembre 1844, ce fut une réussite totale ! Il y n’eut pas moins de trente rappels de Verdi, c’est dire ! et au nombre des spectateurs, un de choix et un très grand connaisseur, Donizetti en personne.
Années de bagne (galera, en italien bagne bien mieux que galère, au sens strictement maritime !), comme se plaira à souligner Verdi lui-même quelques années plus tard ; deux opéras dans la même année, avec le déplacement Milan, Venise, Rome et à nouveau Milan.
Et c’est loin d’être fini !
C’est qu’ils sont exigeants les directeurs de théâtre ! Comme ce sont eux qui financent les opéras et qui se remboursent sur les recettes à venir, ils ont intérêt à miser sur l’auteur à la mode et à le faire travailler dur.
C’est ce qu’a bien compris Merelli, le directeur de la Scala ; certes il a eu le mérite de « découvrir » les potentialités de Verdi, en particulier avec « Oberto » suivi de « Nabucco » ; il propose donc à Verdi d’écrire le prochain opéra, avec pour librettiste, Temistocle Solera (cf. précédents épisodes !).
Le sujet ne pouvait que séduire Verdi : Jeanne d’Arc, sujet largement traité depuis Shakespeare, jusqu’à notre Voltaire ; mais Solera choisira le drame de Schiller, prenant les mêmes libertés historiques que lui, faisant, en particulier, mourir Jeanne d’Arc sur le champ de bataille, plutôt que sur le bûcher.
En quatre mois seulement, l’opéra est entièrement écrit ! Mais les premiers déboires avec Merelli apparaissent : les chanteurs recrutés ne sont pas parmi les meilleurs et Verdi ne réussit pas à ce qu’ils rendent, comme il le souhaiterait, son opéra ; le résultat est tellement prévisible qu’il refuse d’assister à la première, le 15 février 1845. Pourtant le public aime Verdi, et, malgré les déficiences des chanteurs et des insuffisances de l’orchestre réserve un bon accueil à l’œuvre… œuvre que Verdi juge ainsi :
« C’est le meilleur de mes opéras sans doute et sans exception » (2)
Alors que la presse est loin de partager une telle opinion.
Mais il n’est pas sûr que les seuls chanteurs soient en cause. Il est juste aussi de mentionner que Verdi, comme nombre de grands compositeurs, manifestait des exigences d’interprétations telles qu’elles pouvaient aussi dérouter les plus grands des chefs et des chanteurs. Quand on voit en effet, la lettre qu’il a adressée au chef Pietro Romani qui s’apprêtait à donner à Florence la même jeanne d’Arc un mois et demi plus tard, on comprend qu’il ait pu avoir de nombreuses difficultés à satisfaire le compositeur.
Mais Verdi est surtout blessé ! Ce Merelli qui l’a lancé, en qui il avait toute confiance, lui joue un sale tour ; sans même lui en parler, il négocie avec l’éditeur Ricordi les droits sur la partition de Jeanne d’Arc.
Il fait donc une croix sur la Scala, il faudra attendre une quinzaine d’années avant que Giuseppe Verdi ne propose une de ses oeuvres à La Scala. Il se consacre, pour le moment, à un autre opéra qui devrait avoir une très grande importance : il s’agit d’une commande du théâtre de San Carlo de Naples. Or il s’agit d’un des plus importants théâtres italiens qui a marqué aussi toute l’histoire de la musique italienne ; c’est dans ce lieu qu’ont brillé et ont été reconnus des musiciens aussi illustres que Pergolèse ou Bellini.
Comme tous les théâtres, il a été aussi la victime du feu ; après La Fenice, le théâtre San Carlo sera la proie des flammes le 13 février 1816. C’est une hantise récurrente de tous les directeurs d’opéra que l’incendie ; il faut dire qu’avec le système d’immenses lustres munis d’une multitude de bougies il y avait d’énormes risques (4)
Ce n’est pas rien que ce théâtre, il ne faut pas oublier que de 1815 à 1822 Gioacchino Rossini en fut le directeur musical et que Gaetano Donizetti prit la suite.
C’est donc un lieu et surtout un nouveau public à conquérir !
Pour ce faire Verdi a un atout majeur : il sera aidé par un librettiste de talent, poète, peintre et musicien ; Salvatore Cammarano, issu d’une grande famille napolitaine.
Reste le sujet ! Alzira ! Décidément après Ernani, et Victor Hugo, après Jeanne d’Arc, héroïne française, Giuseppe Verdi utilise un autre de nos grands auteurs, Voltaire, pour avoir un bon livret. L’adaptation de Cammarano a quelque peu gommé les intentions politiques de Voltaire, la crainte d’une éventuelle censure n’y est pas pour rien ! Mais pas seulement, il y a surtout la volonté affirmée de faire une œuvre à la fois courte et dense (tellement courte que, en dernière minute, Verdi dut rajouter une sinfonia supplémentaire !) Si notre chauvinisme est un tant soit peu chatouillé, il n’en demeure pas moins que Verdi, en quelques opéras, entreprend un surprenant tour du monde : les assyriens de Nabucco, les lombards, vénitiens, français, espagnols et maintenant les Incas ; l’exotisme, géographique ou historique, est certes une tentation du 19ème siècle, mais, il faut bien le reconnaître, il est aussi une source d’inspiration réelle, et ce dans tous les domaines artistiques.
La première fut donnée le 12 août 1845. Et là encore il y eut dichotomie entre le réel succès que le public apporta à l’œuvre et au compositeur, et les journalistes qui ne manifestèrent guère d’enthousiasme (c’est le moins qu’on puisse dire !) ni pour l’une ni pour l’autre qui fut victime de féroces rimes :
« A Milan, au bûcher la Giovanna
« Fut jetée pour la deuxième fois.
« Pour San Carlo, tu fis Alzira
« Et Naples tout de suite enragea ;
« Ah mais. Quel est ce clochard fatigué
« Qui nous apporta Alzira. » (2)
C’en était peut-être trop pour Giuseppe Verdi ; il ne s’attarde pas à Naples et va se réfugier quelques jours chez lui à Bussetto, ou d’autres démêlés vont l’attendre.
PS 1 : La Fenice, clichés tirés de ma collection personnelle
PS 2 : cité par Gérard Gefen in Verdi par Verdi (cf. épisodes précédents)
PS 3 : Pendant le « règne » du doge Francesco Foscari, meurent assassinés deux jeunes gens de la famille Loredano ; Jacopo Foscari est accusé à tort ; mais toutes les apparences, en plus d’un faux témoignage, sont contre lui ; il est banni et exilé en Crète. N’en pouvant plus, il demande au duc Sforza (de Milan) d’intervenir auprès du conseil des Dix de Venise pour que sa peine soit abolie… hélas, la lettre subtilisée, Jacopo est non seulement confirmé dans son exil, mais de plus doit être enfermé la première année.
Il va mourir quelques années plus tard, alors même que le véritable assassin sur son lit de mort va se dénoncer ! Ce sera trop tard et le doge Francesco Foscari sera même démis –fait rarissime- sans même pouvoir réhabiliter son fils. Le soir de l’élection de son successeur, Francesco Foscari mourra.
PS 4 : « le Casanova » de Fellini montre très bien le système d’éclairage des opéras italiens (et plus précisément dits à l’italienne)
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