Comme on imagine notre Richard Wagner à Magdebourg ayant en charge la direction de l’orchestre de l’opéra ! Le directeur est en faillite permanente et le théâtre végète dans un état misérable. Mais voilà Wagner a la fougue de la jeunesse, il est persuadé de son talent (et il n’a pas tort !) de compositeur et il nourrit de grandes ambitions ; « il veut prendre les mesures indispensables pour assurer une brillante saison d’opéra. ».
Il lui faut donc recruter de bons chanteurs, il obtient le feu vert, mais la bourse quelque peu plate, entreprend une grande tournée : Prague, Karlsbad, et avant Nuremberg, étape à Bayreuth qui va le marquer profondément, puis Francfort, Wiesbaden et 1er septembre reprend ses fonctions de chef d’orchestre. Il va diriger, Spohr, Bellini…
Mais surtout il va fignoler et achever son second opéra après « Les fées », « La Défense d’aimer » (Das Liebesverbot oder die Novize von Palermo) d’après une pièce de Shakespeare : « Mesure pour mesure ». La première, en 1836, laisse plutôt le public indifférent ; néanmoins, comptant sur une recette supplémentaire qui lui permettrait de faire attendre ses créanciers, Richard Wagner maintient une seconde représentation qui … ne pourra avoir lieu, car à quelques minutes du lever de rideau, une querelle de jalousie saisit deux chanteurs auxquels tous les autres bientôt prirent part … crise de larmes, sang et autres blessures obligèrent le régisseur à avertir le très rare public de l’annulation de l’opéra !
C’est la seule représentation qui fut donnée du vivant de Richard Wagner.? En tout cas le livret méritait sans nul doute d’être joué et rejoué. Car sous des aspects romanesques et très romantiques (où l’on retrouve de grands précurseurs comme Marivaux ou mieux encore Beaumarchais, et que l’on retrouvera dans tout l’opéra romantique), ce sont les jeux du pouvoir et de l’amour qui sont les principaux ressorts dramatiques : au nom de principes moralisateurs, après avoir fait enfermer dans un couvent son épouse secrète, un maître, par intérim de Palerme, fait embastiller avant son exécution un jeune noble coupable d’amours libres, et par la même occasion interdit le carnaval ; mais, la sœur de ce condamné va réussir à réveiller en lui sa sensualité, il reviendra sur ses positions et non seulement fera gracier ce condamné, mais redécouvrira son épouse. Le tout se termine par un grand chœur chantant la fête et l’amour.
L’histoire de la musique en a-t-elle souffert ?
Ce qui est certain, c’est que l’échec de cet opéra va avoir des répercussions immédiates sur la vie de Wagner qui n’a, rappelons-le, que 26 ans.
« Dès lors l’insouciance de l’artiste disparut de ma vie, il ne me resta plus que les soucis de l’homme. Ma position me donnait à réfléchir et ne m’offrit aucun point lumineux. Tous les espoirs que Minna et moi nous avions fondés sur la réussite de mon œuvre s’étaient envolés sans retour. Mes créanciers, qui avaient compté sur cette recette, doutèrent de mon talent et trouvèrent prudent de s’en prendre à ma personne civile… »
Magdebourg l’insupporte ; Minna va le quitter pour Königsberg où elle a signé un contrat comme chanteuse ; et le jour de son départ, Richard va être témoin d’une scène qui le bouleversera : une foule qui se précipite pour voir exécuter un jeune soldat accusé d’avoir tué par jalousie sa fiancée.
Nous retrouvons alors Richard Wagner à Berlin, où il se fait mener par le bout du nez par le directeur dut théâtre, un certain Cerf ! Ce dernier lui fait miroiter monts et merveilles : oui, son opéra, « la Défense d’aimer » sera monté au théâtre de Berlin ; et cerise sur le gâteau, Cerf réorganisant l’orchestre va avoir besoin d’un chef, ce sera donc à lui, Richard Wagner, que sera confiée cette tâche.
On imagine sans peine comme grandes furent ses désillusions et ses déconvenues, lorsque que quelques jours après ces mirifiques annonces, Cerf lui fit savoir que tout cela n’était que de fausses promesses …
Fin 1836, notre compositeur va rejoindre Minna, où il apprend sa véritable histoire : comment elle a aidé son père, et comment par un immense malheur elle devint à 17 ans mère, sans jamais pouvoir obtenir réparation de son séducteur. Et comment elle fit irruption dans le monde du théâtre et des chanteurs. Le 24 novembre 1836, c’est leur mariage !
Mais 1836, c’est aussi l’époque de deux ouvertures de Richard Wagner : la première, Polonia, écrite à Berlin, vraisemblablement sous l’influence de son ami l’écrivain Laube ; elle est vraisemblablement issue de l’intérêt que Wagner avait porté aux évènements populaires polonais quelques années auparavant, ce qui apparaît avec l’introduction d’une danse populaire polonaise juste avant la fin de l’ouverture.
La seconde, « Rule Britannia » est écrite à Königsberg, dans l’attente d’un hypothétique poste de chef d’orchestre, et entre quelques scènes de ménage avec Minna ; il ne manque pas d’audace ce Richard Wagner (et toute sa vie le prouvera !), il n’hésite pas à envoyer cette œuvre à l’une des plus importantes (pour ne pas dire la plus importante) personnalités de Londres, Sir George Smart, grand défenseur de surcroît, de la musique contemporaine … Que croyez-vous qu’il arrivât ? Richard Wagner n’eut jamais de réponse !
1837-1838 Wagner se retrouve à Riga, où il est nommé chef d’orchestre du théâtre, dont le directeur est un certain Holtei. Tout irait ou presque pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles si, par une incroyable fatalité du sort, Minna tout à coup ne l’abandonnait ; elle fait une fugue, avec un certain Dietrich. Mais qu’on se rassure, ils auront la sagesse de ne pas divorcer, et le couple se retrouvera (momentanément !) uni par de fréquentes scènes de ménage !
Trois grands évènements marqueront, en plus de la fugue de Minna, la période Riga de Wagner ; la mort de sa sœur Rosalie, qui avait tant fait pour lui, la trahison de son ami et ancien mentor Dorn, qui a dénigré tant et plus la nouvelle direction de la musique de Wagner, et en particulier les deux ouvertures de Christophe Colomb (1834-1835) et Rule Britannia ; mais c’est surtout la composition de Rienzi qui occupera la première place ; il ne put en écrire que les deux premiers actes, puisque, par une nouvelle ironie du sort, le poste qu’il croyait stable ne lui fut pas renouvelé, et ce pour des raisons d’une bassesse … qui ne nous étonnent guère aujourd’hui.
Holtei, le directeur du théâtre de Riga, n’était pas insensible au charme de la gente féminine ; et comme Minna n’en était pas dépourvue, il émit sur elle quelques prétentions qu’il croyait d’autant plus naturelles qu’il était, somme toute, l’employeur de Richard, l’époux. De plus Minna n’avait-elle pas « failli » une fois et fugué avec un commerçant, cela toute la communauté musicale et artistique de Riga le savait. Mais voilà, Minna, s’est acheté une conduite, et il n’est pas question pour elle de céder à ce Monsieur Holtei. Lequel prend ce refus de très haut, tellement que, puisque c’est ainsi, il ne renouvelle pas le contrat de Richard !
Voilà donc le couple Wagner encore une fois condamné à la plus totale instabilité … alors même que Richard sent se dessiner en lui de plus en plus sa voie de compositeur d’opéras.
Berlin la grande s’est révélée, somme toute, mesquine et en tout cas complètement inhospitalière pour Wagner ; Leipzig, pas question de retourner dans les territoires de son enfance, alors il ne reste qu’une solution : Paris ! Assurément cette capitale européenne saura accueillir à bras ouvert notre compositeur et enfin reconnaître son génie. Il en est persuadé !
Reste à organiser le voyage, et cela c’est une autre paire de manches ; car il faut des sous ; ah ces espèces sonnantes et trébuchantes. Et elles font cruellement défaut d’autant plus qu’aux créanciers de Magdebourg, se sont ajoutés ceux de Riga, plus d’autres encore ; alors c’est en catimini qu’il faut partir, seuls les très rares amis (et aussi les mécènes qui le soutiennent encore !) doivent être au courant.
Ce périple à lui seul vaut son pesant d’or ; toutes les précautions qu’il faut prendre pour passer les frontières, « profiter des quelques moments de la relève de la garde … courir jusqu’à ce qu’on fut hors de portée de fusil, car les cosaques avaient l’ordre, s’ils nous apercevaient, de nous tirer dessus, même au-delà de la frontière. »
Sans oublier tous les aléas des chemins ; on est loin de nos belles routes goudronnées, de nos lignes de TGV et autres trains si confortables ! non ! la réalité c’est cette voiture à cheval qui va verser dans le fossé ; Minna, bousculée et traumatisée qui doit se reposer quelques jours, dans la première ferme venue.
Enfin c’est le bateau ; car pour faire au plus court, il faut éviter la voie terrestre avec tous ces sbires qui attendent les fugitifs (enfin ceux qui essaient d’échapper à ces carnassiers que sont les créanciers). C’est la maritime qui s’impose, et la plus directe … eh bien voyons, elle passe par l’Angleterre, et Londres surgit … enfin en esprit,
Car ce n’est pas aussi simple ; la capitaine est un bon bougre, mais il ne veut pas d’ennuis ; à l'évidence, ces passagers-là ne sont pas ordinaires, ils ne peuvent avoir de papiers (et pour cause ! On dirait presque des bannis !) Ils embarquent comme des clandestins, et se terrent à fond de cale, « pour échapper aux inspecteurs en tournée ».
C’est une véritable épopée à laquelle il nous est donné d’assister ; ce petit bateau de commerce, réussit à joindre Copenhague (Wagner pense Hamlet !), interdiction faite aux clandestins de sortir de leur cachette. Quand ils repartent, par beau temps, belle mer, ils se voient déjà en Angleterre. Ah c’eut été trop simple ! Chaque marin sait que la ligne droite est la chose la moins évidente en pleine mer : tiens, il suffit d’une petite tempête, et hop le détour peut être gigantesque. Mais en l’occurrence, ce n’est pas un petit coup de vent, mais bien un ouragan, à telle enseigne que même le capitaine se croit lui-aussi perdu.
Heureusement dans ces récits, il y a toujours un miracle ; et celui-là sera l’œuvre d’un marin norvégien qui se trouve là par pur hasard et qui va amener le bateau en perdition au milieu des récifs et autres épouvantables écueils, jusque dans un fjord, un vrai de vrai, où enfin tout le monde sera en sécurité.
Je subodore que Wagner a quelque peu amplifié la version de cette traversée ; pour de nombreuses raisons, mais essentiellement pour lui permettre de faire le lien entre sa vie et celle de ses opéras car :
« Ce fut une véritable jouissance pour moi d’entendre le cri des matelots se répercuter sur les colossales murailles de pierre qui le renvoyaient en écho. C’est le cri dont ils accompagnent leurs mouvements quand ils jettent l’ancre et carguent la voile ; son rythme bref s’incrusta en moi tel un signal réconfortant, et donna bientôt le thème du chant des matelots dans mon Vaisseau fantôme, opéra dont j’avais déjà l’idée à cette époque. »
Accalmie, puis de nouveaux malheurs : un récif qu’on frôle, une autre tempête, où Minna pense mourir, et souhaite s’attacher par des linges à Richard pour que, au moins, ils meurent tous les deux ensemble, tandis que les hommes d’équipage montrent ouvertement ce qu’ils pensent : les Wagner porte-malheur !
Et c’est le pilote anglais qui les prend en main ! La délivrance est enfin là ! Le 12 août 1839, c’est l’embouchure de la Tamise qui se profile.
De Londres à Paris, il n’y aura qu’un pas que nous franchirons allègrement dans une 15e de jours, avec le 4ème épisode de ce bicentenaire.
PS : Pour cet article je me suis aidé des mêmes références que celles citées dans les deux premiers articles consacrés à ce bicentenaire de Richard Wagner.
Et rajouter aussi, comme ce sera le cas pour tous les opéras de Wagner :
- Dictionnaire de l’art vocal, dirigé par Marc Honegger, in Bordas, édition 1991
1 - Photo de Riga trouvée sur internet.
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