Steve Stern : Le rabbin congelé
Impossible de ne pas accrocher à cette histoire ! Pourtant quelle loufoquerie que d’avoir inventé un rabbin congelé dans un bloc de glace, et qui, après avoir traversé plus d’un siècle, va, par le plus grand des hasards, reprendre vie aux Etats-Unis !
Eliminons tout de suite l’obstacle à cette lecture : la référence à de nombreux termes yiddish en italique traduits en un lexique à la fin du roman et qu’il faut aller très souvent consulter … mais trop souvent aussi, hélas, non traduits …
Ceci dit, laissons-nous aller au plaisir que procure ce roman.
A commencer par sa construction : les allers et retours entre le présent et le passé, son déroulement, ce n’est jamais simple à manier ; c’est lorsqu’on oublie ces passages et qu’ils semblent tout à fait naturels, qu’on peut alors affirmer que, oui, l’ossature, l’architecture du roman sont vraiment réussies.
Et c’est absolument le cas ; la lecture en devient alors d’autant plus passionnante, et l’on peut se consacrer tout à loisir aux différentes péripéties imaginées par l’auteur.
A ces va et vient dans le temps en correspondent d’autres, ceux dans l’espace ; et on navigue avec bonheur de l’Europe centrale aux Etats-Unis en passant aussi par Israël : quelques bonnes ballades, histoire de rafraîchir un peu nos mémoires, des premiers pogroms du début du 20ème jusqu’aux attentats (juste évoqués) du 11 septembre, sans oublier évidemment les références à Martin Luther King, ou encore les mouvements sionistes bataillant, avant la seconde guerre mondiale, contre les Palestiniens, et après, contre les britanniques.
Même si l’auteur ne s’en ouvre pas franchement, son sujet tient beaucoup du fameux mythe du juif errant et de toute la symbolique qui l’entoure. Mais si ce mythe a souvent été l’occasion par la caricature qu’il représente du juif et par la faute morale qu’il lui fait supporter, d’une haine antijuive, dont se sont mille fois hélas, inspirés les nazis, ici, on contraire, on assiste à un véritable plaidoyer en faveur du juif.
Attention, ne nous méprenons pas : il ne s’agit pas de faire l’apologie d’une idéologie ou d’une religion, mais seulement de nous montrer que, circonstances exceptionnelle ou non, le Juif est un homme comme tous les autres avec tous ses bons côtés comme ses mauvais ; qu’il réussisse dans les affaires, qu’il soit amoureux, qu’il soit endoctriné, il est comme tout citoyen ordinaire ; et qu’il soit juif ou non, cela n’interfère nullement dans sa réussite ou dans ses échecs.
Lu ainsi, et ce mode de lecture s’impose très rapidement, le roman devient passionnant parce qu’il apporte très souvent une vision amusée du monde qu’il décrit. Un des très nombreux points culminants de cet humour étant bien l’espèce de secte juive hédonique que le rabbin décongelé va mettre avec succès en place dans cette grande ville de Memphis.
Mais toujours sur le mode humoristique ou tout au moins légèrement ; l’auteur sait en user avec habileté, et nous en donne une parfaite illustration dans les évènements exceptionnels et invraisemblables dont il émaille son roman : la saga du bloc de glace contenant le rabbin d’Europe de l’Est aux Etats-Unis, la façon dont, à la suite d’une épouvantable tempête (quelle dérision dans la façon dont l’un des héros principaux va la vivre) le rabbin va décongeler, ou encore cette espèce de lévitation toute mystique qui s’empare de l’un des héros.
A ce mode humoristique, par contraste, et alternant subtilement avec lui, la gravité : le monde de la pègre des années 30 aux Etats-Unis avec la fameuse prohibition, ou encore cette interrogation sur la manière forte pour régler les problèmes essentiels – ce que firent les premiers pionniers sionistes pour s’implanter en Palestine.
On ne pourra pas rester insensible aussi à cette fraîcheur qui émane de ces personnages qui tombent sous l’emprise de l’amour ; même s’ils sont différents de nous et de nos façons d’être, il y a, exprimée, une universalité de l’amour, et l’on se sent pris d’une irrésistible affection pour eux.
Comment se fait-il, tout un roman sur un rabbin, et pas encore un mot sur la religion ? oh, là, je vous sens quelque peu frustrés !
Bien sûr on parle beaucoup de synagogue, de Torah et autres accessoires religieux, mais comme dans d’autres romans on parle d’église, d’Evangile, ou de mosquée, de Coran ; cela n’a rien de choquant, parce qu’exprimé naturellement et surtout sans le moindre esprit de prosélytisme ; c’est comme cela, il y a la religion, à côté de la non religion. C’est aussi la force de ce roman, de ramener la religion à sa propre dimension humaine ; ce qui donnera alors tout son sens à la fin de ce roman.
Pour conclure, puisqu’il le faut bien, comment ne pas mentionner le travail remarquable de la traductrice, et aussi la citer dans ses remerciements :
« Et enfin, merci au CNL de m’avoir accordé une bourse de traduction et donc plus de temps à passer dans les bras congelés du rabbin ».
PS Editions Autrement, 2012, 556p., 23€
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