« L’heure de la délivrance sonna enfin. Le jour parut où je tournai le dos à Paris, souhaitant de tout mon cœur ne plus jamais y revenir. C’était le 7 avril 1842. La ville s’épanouissait dans sa beauté printanière. Sous nos fenêtres, qui donnaient sur un jardin bien dénudé en hiver, les arbres verdissaient et les oiseaux chantaient. »
C’est dans ces termes quelque peu idylliques et en total contraste avec sa rancœur contre Paris, que Richard Wagner quitte la capitale française.
Dresde le retrouve et commence alors pour lui l’exaltation des premières répétitions pour son Rienzi qui doit être créé le 20 octobre.
« Je crois que tout le personnel de l’opéra, jusqu’aux petits employés, m’aimait comme une sorte de prodige, et je ne me trompais certainement pas en voyant aussi, dans cette affection, la sympathie attendrie qu’inspirait un jeune homme dont on connaissait la situation extraordinairement précaire et qui sortait d’une obscurité complète pour entrer subitement dans la gloire. »
Il me plaît bien ce Wagner ; il est comme on le demande de tout héros : il est sûr de lui et en même temps il a absolument besoin que les autres voient en lui ce qu’ils ne seront jamais. Il ya une espèce de délégation impressionnante d’existence : je n’existe que parce que les autres peuvent à un moment donné s’imaginer que dans mon existence toute la leur est confondue.
Avouez qu’il faut être particulièrement orgueilleux pour oser avoir de telles prétentions.
L’on est déjà si proche de ce qu’il réclamera plus tard :
« La société me doit ce dont j’ai besoin ! »
Immense est la déception : jeune homme il avait été envouté par l’inégalable Schroeder-Devrient, et comment ne pas partager l’émotion d’un adolescent face à une voix, que dis-je une voix, la Voix, celle qui transporte tous les humains au-delà de ce qu’ils peuvent imaginer.
C’est elle qui doit interpréter le rôle d’Adriano, dans Rienzi ; elle n’est plus la jeune première adéquate, mais sa voix est tellement fascinante que Wagner en imagine tous les délices et surtout tout ce qu’elle pourra apporter à l’œuvre… hélas … il lui faudra vite déchanter et n’aurait été le ténor Tichatscheck, il aurait sans doute jeté l’éponge.
Arrive la première de Rienzi (1). Notre héros, Richard Wagner, en suit toutes les péripéties ; il reste stupéfait, lorsqu’à la fin du troisième acte, le public continue de l’applaudir, alors qu’il se demande en secret si son opéra n’est pas quelque peu top long : pensez, commencé à 18h, il s’achèvera à … minuit !
Mais tous sont unanimes, que ce soient les acteurs principaux, Tichatscheck en tête, ou les responsables du théâtre, ou encore les membres de la famille, l’opéra a fait un triomphe et ne peut que continuer à le faire sous cette formule.
Pour la petite histoire, Wagner va bien essayer de réduire quelques passages, mais alors, il va s’opposer à la volonté farouche de Tichatscheck, par exemple. On tentera, parce que les altesses royales auront manifesté quelque ennui face aux 6 heures de la représentation, de couper Rienzi en deux, et de donner à suivre en deux séances la totalité de l’opéra ; mais ce sera un fiasco ! Et cela se comprend, l’opéra ne peut être que joué dans sa totalité.
Il faudra attendre 1869 pour que Rienzi soit représenté à Paris.
Certes le talent de librettiste et de compositeur peuvent à eux seuls expliquer le succès de Rienzi … mais pas seulement.
L’histoire est suffisamment ambigüe pour que tout le monde puisse s’y reconnaître : Rienzi, jeune romain, ne supporte pas les rivalités et les luttes intestines qui déchirent la noblesse romaine et dont souffre cruellement sa ville Rome. Il réussit, un temps, à faire l’alliance du peuple et de l’Eglise. Mais il n’échappera pas à une conjuration et la noblesse reprend ses droits.
Cette référence au peuple et à la liberté ne pouvait que séduire l’Europe de la première moitié du 19e siècle dont les aspirations nationales prenaient de plus en plus de force. Et en même temps que Rienzi montre l’échec des aspirations populaires, ne pouvait que plaire à toute la noblesse qui voyait par ailleurs ses privilèges de plus en plus contestés.
Une autre raison du succès de Rienzi est bien que cet opéra se situe dans la lignée des grands opéras allemands à la suite de Meyerbeer ; et que des musicologues avertis ont aussi réussi à discerner l’influence de compositeurs renommés de l’époque, comme Auber ou Spontini. Il ne faut pas non plus sous-estimer l’apport personnel de Richard Wagner : commence à poindre la technique du leitmotiv, cette façon d’attribuer à un personnage un thème qui permet de mieux l’identifier et en même temps de suivre l’action…
« A partir de ce jour –la première représentation de Rienzi-mon opéra fit sans cesse salle comble et je me convainquis de la persistance de son succès en constatant l’envie que j’excitais de divers côtés ».
Et Richard Wagner de citer cette anecdote où le poète Jules Mosen, ne pouvant faire représenter un drame qu’il a écrit sur Rienzi, lui fait une scène de jalousie, chez sa sœur … ou encore de raconter comment Mendelssohn fâché du succès de Rienzi fait tout pour supplanter Wagner non seulement comme musicien mais aussi comme compositeur d’opéra … Comme il aurait été intéressant d’entendre Mendelssohn raconter ses entretiens avec Wagner.
En tout cas ce qui est certain, c’est que la personnalité de Richard Wagner s’affirme dès Rienzi et que son caractère, avec un ego de plus en plus surdimensionné, commence à se manifester.
Et pourtant … il y a, à Berlin, une seconde entrevue avec un certain Franz Liszt. La première fois qu’il l’avait rencontré, c’était à Paris ; et il avait été choqué de la posture musicale du pianiste ; coqueluche de tout le milieu artistique parisien, avec un talent redoutable de pianiste, il donnait comme l’impression de vouloir séduire tout le monde, et pour ce faire n’hésitait pas à tomber dans la facilité musicale la plus extrême. Bref, le jugement de Richard Wagner sur Liszt à la suite de cette première entrevue est surprenant :
« J’étais donc fort mal disposé pour juger à sa valeur une personnalité qui brillait dans la pleine clarté du jour que je quittais pour rentrer dans l’obscurité. »
Concours de circonstance, Liszt se trouve à Berlin en décembre 1842 pour un concert, alors même que Wagner séjourne chez Madame Schroeder-Devrient ; cette dernière à qui Wagner a raconté sa première entrevue avec Liszt, fait tout pour que les deux génies puissent se rencontrer à nouveau, et de cette rencontre, Wagner pourra écrire bien plus tard :
« La grande simplicité, je dirai presque la naïveté de chacune de ses expressions et de ses paroles me laissa, à moi-aussi, l’impression que chacun emportait de Liszt. Je compris le charme qu’il laissait sur tous ceux qui l’approchaient. Je reconnus à cette heure et en toute sincérité l’opinion fausse que j’avais eue de lui jusqu’alors. »
On comprendra mieux alors cette estime, puis cette amitié très étroite qui unit par la suite les deux grands compositeurs.
Le triomphe de Rienzi aura une conséquence immédiate : Richard Wagner sera nommé « maître de chapelle » du roi de Saxe dès le 3 février 1843. Et enfin, il peut, croit-il, jouir d’une toute relative stabilité matérielle ; mais c’était sans compter sur les créanciers qui se rappellent à lui, maintenant qu’il est un fonctionnaire du roi, et qu’il a de plus l’oreille du souverain. Ce dernier ne s’est-il pas arrêté un jour dans une de ses promenades, lorsqu’il a croisé Richard Wagner, pour le féliciter de l’interprétation que Wagner avait donné de l’Iphigénie en Aulide de Glück ?
Il espère enfin faire évoluer le monde musical … mais c’est sans compter sur la presse, et en particulier deux journalistes qui vont constamment l’éreinter ; C.Bank et J. Schladebach ; ce leur sera d’autant plus facile que musicien reconnu Wagner est devenu quasi un personnage public :
« L’envie trouva de quoi se repaître ; elle pouvait mordre à quelque de chose de concret, de saisissable … »
Néanmoins, il peut désormais se consacrer à la représentation du « Hollandais Volant » qu’on traduira par « Le vaisseau fantôme » (2); on se souvient qu’il avait été fortement impressionné par une terrible tempête qu’il avait affrontée lors de voyage vers Londres ; on se souvient aussi qu’il en a écrit le livret et la musique à Paris.
Mais les répétitions ne sont absolument pas une partie de plaisir, et en particulier avec les deux chanteurs principaux. Si la Schroeder-Devrient a une belle voix, ce qui est indéniable, elle a par contre beaucoup de difficulté à mémoriser les partitions, et Richard Wagner passe beaucoup de temps ; d’autant que le baryton, Wächter, qui interprète le hollandais volant, a un physique très ingrat, ce qui rendent encore plus difficiles les échanges amoureux avec Senta, la jeune fille pure et rêveuse, qu’interprète la Schroeder-Devrient.
Le résultat était prévisible : la première qui eut lieu le 2 janvier 1843 fut loin d’être un succès ; car en plus du problème des chanteurs, la machinerie connut de sérieux ratés ; en effet, au 3ème acte, alors que l’orchestre se déchaîne, comme pour mieux représenter les flots furieux, la mer est restée désespérément calme, et le bateau du Hollandais au lieu d’être ballotté comme un fétu de paille est demeuré figé dans une totale immobilité.
Devant l’échec des trois autres représentations qui suivirent, la direction de l’opéra de Dresde n’eut d’autre solution, pour sauver la réputation du jeune compositeur, que de reprendre Rienzi.
Ce qui permit à Wagner de réfléchir sur la différence entre les deux opéras, et ce qui faisait le succès de l’un alors que le second avait connu l’échec. Dans « Ma vie » il esquisse cette réflexion, laissant entrevoir qu’il ne s’agit pas que d’un problème de chanteurs (même s’il se promet pour l’avenir de bien mieux s’occuper de l’interprétation dramatique de ses futures compositions !), et dans « Une communication à mes amis » il approfondit l’analyse : le public a été avant tout déconcerté par la différence de sujet ; nous avons déjà relevé le rapport étroit avec les aspirations nationales et Rienzi ; alors que pour Le Hollandais volant, le compositeur change complètement de cadre, de sujet et surtout de dramaturgie : à l’effet de masse, de foule et au sujet politique, il oppose une situation tout à fait individuelle de rédemption par l’amour. Le thème a beau être fortement romantique, il n’empêche qu’il a de quoi dérouter un public habitué à toute autre situation.
Malgré tout, il espère en la représentation de Berlin ; grâce à Meyerbeer, Le Hollandais volant y sera créé en 1844. Mais c’est un échec total. Il en connaîtra un fort dépit… même si Mendelssohn tient à l’encourager en personne.
Il ne lui reste plus qu’à se replonger dans le travail, et dans la composition du fameux Tannhaüser. Il lui faudra quelques mois…
1- Cliché personnel
2- Le sujet du hollandais volant est d’une extrême simplicité ; un marin qui, par vanité, a vendu son âme au diable, se voit contraint d’errer sur les mers jusqu’au jugement dernier, à moins qu’il ne se trouve une jeune fille qui accepterait de le racheter par un amour pur. Mais pour la trouver, il n’a droit de faire escale dans un port que tous les 7 ans… il va trouver cette jeune fille, Senta… la rédemption pourra avoir lieu !
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