A ce stade de la vie de Richard Wagner, on ne peut s’empêcher d’établir la comparaison avec l’autre « bicentenarié », Giuseppe Verdi ; alors que ce dernier vivait déjà de sa musique et pouvait donc se consacrer uniquement à sa production, Wagner, lui, est obligé d’exercer son métier de Maître de la Chapelle Royale de Dresde ; certes, il est totalement plongé dans le monde de la musique et aussi de ce monde qu’il affectionne, le théâtre, mais il est contraint de réfréner ses ardeurs créatrices.
Alors, il va consacrer tout le premier trimestre 1846à l’exécution de la 9ème symphonie de Beethoven.
« Que n’éprouvai-je pas, alors, en me retrouvant devant ces pages mystérieuses que dans ma première adolescence j’avais passé des nuits à copier et dont la vue me jetait dans un véritable état mystique, que n’éprouvai-je pas à pouvoir les étudier à fond ! » (1)
C’est qu’il a eu du mal à l’imposer cette symphonie !
Mais Richard Wagner tient bon, ce sera la neuvième ou rien.
Pensez, en dehors des représentations théâtrales et des œuvres religieuses, la Chapelle Royale de Dresde ne donne qu’un concert par an, et ce au profit des œuvres sociales de ses musiciens. Il faut donc donner une œuvre qui soit susceptible d’attirer le plus grand nombre de spectateurs pour pouvoir dégager le plus grand bénéfice possible. Or cette 9ème de Beethoven a une très mauvaise réputation, œuvre difficile, souvent incompréhensible, longue énormément longue même ; bref, 19 ans après la mort de son créateur, cette symphonie est victime de tous les préjugés qu’ont pu connaître toutes les œuvres majeures contemporaines en leur temps !
Et jusqu’au dimanche des Rameaux, date du concert, il va se démener comme un beau diable non seulement pour imposer l’œuvre, mais surtout pour faire prévaloir toutes les conceptions musicales qu’elle engendre selon lui.
Travail d’une infinie patience, vis-à-vis des musiciens ; leur faire admettre que les nuances peuvent être plus subtiles que celles vaguement inscrites dans la partition ; réussir à transformer, par exemple, des fortissime en simple forte, pour mieux mettre en relief un thème. Et lui, l’homme de la scène va donner de cette symphonie une vision dramatique, théâtrale, propre à subjuguer le spectateur, le plus sceptique, fût-il.
Patience encore avec les chœurs : à œuvre grandiose, effectif grandiose aussi ; il va donc mettre sur scène un chœur de quelques trois cents chanteurs (Berlioz fera moins bien avec son exceptionnel Requiem !!!) ; admirons le talent d’un chef qui est capable non seulement de faire travailler trois cents choristes, mais qui est surtout capable de leur imposer ses propres exigences musicales d’interprétation, comme s’il ne s’agissait que d’un tout petit ensemble d’une
douzaine de solistes.
« Je réunis, en de fréquentes répétitions, ces trois cents participants et, par un moyen à moi, je m’efforçai de les transporter dans un état de véritable extase. Je réussis, par exemple, à prouver aux bassistes (on dit plutôt basses, maintenant) que le célèbre passage : Seid umschlung
Millionen et surtout le : Brüder über’m Sternzelt muss ein guter Vater wohmen, ne devait pas se chanter à la manière habituelle, mais que ce devait être un cri de vrai ravissement. Je me trouvais moi-même dans un tel enchantement que je finis par les entraîner tous et ne lâchai prise que lorsque ma voix, qui d’abord avait dominé toutes les parties, se perdit enfin comme, noyée dans des flots d’ardente harmonie. »
Musicien indiscutablement hors pair, visionnaire par certains aspects, ou tout au moins entraînant la musique dans une perspective que l’Histoire retiendra, Richard Wagner est tout autant indiscutablement un homme de scène. Qu’est-ce qu’une symphonie avec choeur, si ce n’est un immense final d’un non moins gigantesque opéra ; et comme dans cet opéra imaginaire, tout doit être entendu avec la même netteté pour la même délectation, tout doit pouvoir se fusionner sans qu’il n’y ait la moindre confusion.
C’est là qu’intervient la notion même d’acoustique, notion dont on verra toute l’importance que lui attachera Wagner en particulier avec son théâtre de Bayreuth. Mais en attendant qu’écrit-il ?
« J’eus soin aussi de m’assurer une acoustique excellente en faisant transformer complètement le local où je rangeai l’orchestre d’après mon nouveau système. L’argent destiné à régler ces frais ne fut pas facile à obtenir, on peut se figurer ; mais je tins bon, et par une reconstruction de l’estrade, je parvins à concentrer l’orchestre dans le milieu et à l’entourer des nombreux chanteurs placés sur des gradins élevés en amphithéâtre. Pour le puissant effet du chœur l’avantage était énorme ; en même temps les passages symphoniques de l’orchestre, disposé soigneusement, en recevaient autant de précision que d’énergie. »(1)
Toutes les conditions étaient requises pour que le concert connaisse un total succès : et c’en fut un, tellement grand même, que ceux qui, au départ, étaient le plus réfractaires, réclamèrent que les années suivantes cette œuvre fut reprise, elle qui avait su assurer tant et tant de bénéfices !
Pourtant une interrogation mine Wagner : comment se fait-il qu’il soit capable de faire passer tout l’aspect musical et émotionnel d’un génie comme Beethoven, et qu’il n’en soit pas capable pour ses propres œuvres.
Il est tellement sûr de la voie qu’il a choisie !
Il lui faut s’éloigner de ce monde, et commencer à écrire son Lohengrin. Il obtient un congé de trois mois et part en pleine campagne.
Là deux anecdotes particulièrement significatives : d’abord cette constatation terrifiante que les écrivains appellent le syndrome de la page blanche ; il a beau se démener, rien n’y fait, il ne trouve pas la moindre note de musique … l’obsèdent en permanence quelques airs du Guillaume Tell de Rossini qu’il a dirigé juste avant de prendre son congé. Pour s’en sortir, Wagner se remémore le premier thème de la 9ème de Beethoven et comme par enchantement Rossini disparaît, et il peut entreprendre la composition de Lohengrin.
La deuxième qui aura aussi une très grande influence, se situe au bord d’une rivière, et là il entend un invisible baigneur chanter l’air des Pèlerins de son Tannhaüser ! On imagine l’effet que cela a du produire sur Wagner : comment, lui qui se croyait incompris, il entend tout à coup sa musique reprise par un inconnu, et surtout chantée comme si elle lui était familière !
Au bout de ses trois mois de congé, la partition est bien avancée ; il a commencé par le troisième
acte, celui dont le livret lui avait donné le plus de mal (Elsa devait-elle être punie aussi durement par le départ de Lohengrin (2) ?)
Malheureusement, il lui faut reprendre ses activités à Dresde, ce qui l’oblige à mettre entre parenthèses la composition de Lohengrin. Faut-il le regretter ?
Je n’en suis pas si sûr ; car son expérience de chef d’orchestre montant des opéras d’autres compositeurs ne peut qu’être bénéfique sur sa propre création, par tout ce qu’elle lui permet aussi d’apprendre.
C’est donc ainsi qu’il se retrouve à avoir à monter l’opéra de Glück, « Iphigénie en Aulide »
Travail de titan qui l’oblige à reprendre le texte de façon à le rendre plus cohérents avec le texte d’Euripide (on se souvient de l’influence que l’histoire et la littérature de la Grèce antique ont eue chez Wagner dès son plus tendre âge), il est même obligé de remanier la musique en fonction, recomposant des récitatifs à la manière de ... Glück !
Cette expérience ne sera sûrement pas sans conséquence sur Wagner compositeur : la conception de la Tétralogie au niveau de la forme, avec la reprise de thèmes d’un opéra à l’autre, tirera sa force aussi de cette gymnastique intellectuelle à la quelle l’a contraint tout le travail effectué sur l’opéra de Glück.
Quoi qu’il en soit, début 1847, Iphigénie en Aulide connaît un grand succès, et c’est le début d’une reconnaissance par l’intelligentsia prussienne et bientôt européenne de Richard Wagner.
Ce qui ne l’empêche par de crouler sous les dettes ! Il a beau remuer terre et ciel, rien n’y fait, Berlin lui refusera son Tannhaüser, et comble de malchance, la Schroeder-Devrient qui lui avait prêté une forte somme d’argent, prise d’un soudain accès de jalousie, la lui réclame par voie d’huissier.
Il ne lui reste donc que son travail et son immense confiance en son art et surtout en sa philosophie de l’art, telle qu’il l’entend la développer dans ses opéras à venir, à commencer par Lohengrin, tiré de la légende médiévale du chevalier au cygne et agrémenté aussi d'une autre légende elle-aussi médiévale médiévale de Perceval, comme wagner Wagner avait pu la lire en 1840 à Paris, dans la version de Wolfram Von EschenBach (3)
Lohengrin se trouve être donc le premier des grands opéras wagnériens à mêler aussi étroitement texte et musique, musique et intention « philosophique ».
Sur la forme conceptuelle, c’est évident : il n’est que de reprendre le prélude du premier acte, une seule grande et très longue phrase qui descend pianissimo de l’aigu pour éclater forte dans le médium et pour se résoudre dans les mêmes hauteurs qu’au début. La symbolique est évidente : le messager du Graal (Lohengrin) descend du ciel pour sauver celle qui ne saura l’être, et donc retourne au firmament.
Le duo du troisième acte est par ailleurs très significatif, d’abord par sa longueur : on l’a comparé à celui du deuxième acte de Tristan, mais on peut aussi le rapprocher dans sa logique et dans son opposition entre deux êtres, à celui du 2e acte de Parsifal où Kundry, la magicienne l’instrument de Klingsor, tente de séduire le pur Parsifal ; mais aussi par delà le duo proprement dit d’amour, c’est bien un combat acharné que se livrent nos deux héros, Elsa qui veut à tout prix savoir pour mieux aimer, et Lohengrin qui, lui, demande un amour totalement aveugle ; c’est alors Thanatos qui tue Eros. L’harmonisation (la rédemption) d’Elsa ne saurait avoir lieu.
Quant à la liaison entre art, conception esthétique et réalité de l’artiste, qu’il nous suffise de relire ce que Wagner écrit en 1851 dans une « Communication à mes amis » (4); on a du mal à cerner ce que veut dire Wagner, mais, malgré un énorme ego que Wagner manifeste, il faut se rendre à l’évidence : lui, Wagner, (« comme tout véritable artiste face à la vie du présent ») a ressenti le désir le plus « contraignant et le plus naturel » d’être accepté et aimé sans réserve et par le sentiment ; mais voilà, le public n’est pas encore prêt de se plier à de telles exigences, il veut savoir qui il est …
Il ne s’agit pas là de suffisance, (encore que …) mais seulement d’une très haute idée de soi, ou plus exactement de l’art dont il se sent porteur.
C’est Liszt qui assurera la création de Lohengrin le 28 août 1850.
Wagner en dirigera des extraits à Berne en 1852, mais il lui faudra attendre le 18 septembre 1862 pour qu’il dirige l’intégralité de Lohengrin à l’Opéra de Francfort. Comme pour de très nombreux de ses concerts, Wagner a du confectionner sa baguette qu’il offrira à George Eduard Goltermann, le premier celliste de l’orchestre.
C’est Charles Lamoureux qui en dirigera la première parisienne à l’opéra en 1891.
Et comme toutes les grandes œuvres, sont attachés à Lohengrin des tas et tas d’anecdotes, dont une que me racontaient mes parents, ardents wagnériens s’il en fut.
A l’une des représentations parisiennes de Lohengrin, dans la dernière scène, au moment où Lohengrin va pour repartir avec le cygne (ce qui constituait une petite entorse au livret de Wagner !), pour une raison inconnue, facétie d’un technicien, ou défaut de la machinerie, le cygne repart tout de suite, sans attendre son passager. Alors sans se démonter, et superbe, Lohengrin se retournant vers la salle, de demander d’une voix puissante : « A quand le prochain cygne ? »
Aurais-je des raisons de douter de la sincérité de mes parents ?
1 : Richard Wagner, Ma Vie, édition française, Paris 1901
2 : Trame de Lohengrin :
Elsa, princesse de Brabant, est accusée par le comte Frédéric de Telramund d’avoir tué son frère
pour pouvoir régner seule tout en repoussant le comte (qui au moment de l’histoire sera marié, et avec une sorcière de première classe, Ortrud !). Le roi d’Allemagne est appelé pour trancher cette accusation et surtout demander des comptes à Elsa … qui ne peut que lui faire part d’un rêve où un mystérieux chevalier vient la sauver. Et effectivement un chevalier arrive, sur une barque tirée par un cygne ; il s’agit de Lohengrin qui promet à Elsa, assistance et mariage à la condition qu’elle ne lui demande jamais son identité…
Après quelques péripéties et quelques duels d’où sort évidement victorieux Lohengrin, le mariage entre celui-ci et Elsa peut être célébré.
Mais, torturée par l’impossibilité qu’elle a de donner un nom à son époux, Elsa le supplie de lui dire qui il est, même si cela doit lui coûter la vie. (il s’agit là du très grand duo du troisième acte entre les deux protagonistes)
Oui, il révèlera son identité, mais ce sera devant le roi, et ce sera aussi et surtout au prix du sacrifice de leur amour, car une fois nommé, il ne pourra que partir !
3 Wolfram Von Eschenbach (1170-1220) chevalier et poèteallemand ; un des plus illustres représentants de ceux qu’on a appelés les Minnesinger, successeurs allemands des troubadours qui sillonnaient les pays d’Oc. Leur principale différence est dans leur source d’inspiration ; les Minnesinger étant beaucoup plus « mystiques », leur poésie louant Dieu et la Vierge.
4 Richard Wagner : Une communication à mes amis, Mercure de France, 1976
Commentaires