« Les livres appartiennent avant tout à ceux qui les lisent. Donc merci à vous, lecteurs, d'avoir habité ces pages. »
Ce sont les deux premières phrases des remerciements de Fabio Geda à la fin de son roman.
C'est sans doute le plus bel éloge qu'on pouvait faire de la lecture. Et capter aussi fortement l'attention de ses lecteurs, comme Geda a pu le faire dans son dernier roman, est vraiment quelque chose de rarissime.
Car pour être captivant, il l'est ce roman, et comment !
Un sujet émouvant : comment deux êtres qui, naturellement, auraient du être proches, et que les circonstances ont fait s'ignorer, comment donc ces deux êtres vont progressivement se découvrir, s'apprécier et s'aimer.
Simone, le grand-père à la vie bouleversée ; le malheur d'être juif en Italie du temps de Mussolini, fuir sa terre natale pour s'exiler en France, jusqu'au jour où cette dernière devenue antisémite va faire la chasse aux juifs. C'est à nouveau l'exode pour Simone et sa famille qui vont retourner en Italie et vivre en clandestins sous une autre identité, dans un petit village de montagne, Colle Ferro … avec un épisode central, comment Simone et son frère Gabriele vont libérer leur père prisonnier des Allemands.
Puis ce sera la vie d'adolescents de l'après guerre, un métier, la confrontation entre la pratique et la théorie, cette dernière se nourrissant de la première pour faire avancer la technique ; son mariage, un métier de consultant, la naissance de la fille …
Puis le coup du sort, ses amis qui disparaissent dans une avalanche, sa femme qui meurt … et le repli sur soi, dans une nouvelle maison à Colle Ferro (l'autre maison ayant été noyée sous les eaux d'un barrage artificiel) ; et c'est à ce moment que Zeno fait son apparition dans sa vie.
Zeno ? On sursaute à la lecture de ce prénom, non à cause d'une des plus belles églises de Vérone qui porte son nom et dont deux colonnes du portail reposent sur deux magnifiques lions de marbre ; mais bien à cause du roman plein d'humour très « british » d'Italo Svevo, « La coscienza di Zeno ». Et curieusement, autant que je me souvienne de cette lecture qui a marqué mes jeunes années d'étudiant, il y a une certaine coïncidence de comportement entre le héros de Svevo et celui de Geda. Déroutant par son implacable logique, essayant d'analyser le plus froidement toute circonstance.
Mais tant de similitude entre Zeno et Simone ! Certes, les angoisses que vit le premier avec la maladie de son père, ne sont pas aussi dramatiques que celles de Simone pendant la seconde guerre mondiale ; certes, même si le double suicide du père et quelque temps plus tard du frère de Simone, ont un ressort cruel bien plus grand que la simple maladie du père de Zeno, il n'empêche que leur racine génère chez les deux êtres, les mêmes angoisses. Elles permettent pourtant aux deux protagonistes de se forger leur propre personnalité et d'explorer les mêmes méthodes pour les dominer ; Simone, même s'il excelle dans les disciplines artistiques, se réfugiera dans l’étude et la composition des matériaux, Zeno, quant à lui, s'évadera des adversités par la bande dessinée.
En fait la caractéristique de nos deux héros, c'est bien leur solitude que de très rares personnes sont capables de rompre. Bien sûr on ls retrouve dans leur entourage immédiat, la complicité de Simone et de son frère Gabriele est évidente, elle marque aussi le respect d'une certaine hiérarchie, celle qui est basée sur la reconnaissance d'un savoir (faire!) et d'une maturité nécessairement plus grande, pluisque le frère aîné. Son suicide sera alors pour Simone un drame dont on devine toute l'étendue. Zeno deviendra très proche de son père, avec qui, lors de sa maladie, il inventera par l'intermédiaire du téléphone portable une communication codée, dont le sens ne doit pas être totalement compris des autres.
Mais en dehors de ce cercle très restreint, Simone connaîtra les joies de l'amitié pré ado, avec Iole et Maria, tandis que presque 50 ans plus tard pour Zeno ce sera avec Luna et Isaac, deux autres adolescents comme lui.
Roman de la solitude volontaire, recherchée même, d'autant qu'ils sont, tous les deux, souvent déçus par leurs proches. C'est le cas de Zeno qui souffre de l'attitude de ses parents qui préfèrent croire le curé de leur village plutôt que lui, Zeno. Simone l'est tout autant par l'attitude de sa fille, la mère de Zeno. Déception qui amène à la méfiance. Obligé d'accueillir Zeno, Simone indiquera tout de suite les limites qu'il entend faire respecter ; il a son domaine (et il semble très important!) propre sur lequel Zeno ne doit absolument pas empiéter ; et quand ce dernier ose transgresser un tabou, alors, Simone le rejette immédiatement ; et il faudra des circonstances exceptionnelles pour que la confiance soit établie durablement entre le grand-père et le petit- fils.
Nos deux protagonistes portent aussi des jugements parfois très sévères sur l'ensemble de société qui les entoure. Mais assez curieusement, cela n'est pas le point central alors que … flagrant, à cet égard, est la période antisémite que traverse Simone : il y a certes une condamnation de la lâcheté des individus qui obéissent comme des moutons à leurs leaders politiques ; on la sent à travers les quelques phrases lapidaires qu'il écrit sur le fait que son père, juif, est licencié, ne trouve plus de travail en Italie, et qu'en France, aussi, il est victime de cette même discrimination. L'argument n'est pas exploité ici à des fins « idéologiques », et ne sert absolument pas de prétexte à un quelconque discours moralisateur ou politique ; non. C'est sans doute bien plus fort, le gamin « encaisse » cette situation non pour se rebeller, mais seulement pour mieux s'endurcir dans son isolement.
Au service de toute cette histoire que découvre Zeno de son grand-père, une construction à la fois très souple et très stricte du roman : très souple dans l'organisation des récits, et très stricte dans l'agencement de chaque grande période énoncée.
On ne peut malheureusement pas juger de la qualité linguistique, puisqu'il s'agit là d'une version traduite. Mais en tout cas, la lecture française donne l'impression d'une langue qui coule, qui n'a aucune difficulté à exprimer ce qu'elle veut dire.
Il y avait longtemps que je n'avais été aussi pris par un roman !
Pour ce très grand roman, merci à ce très grand écrivain qui conclut ses remerciements par ces quelques mots :
« Merci à tous les artistes qui nourrissent mon imaginaire et à tous les travailleurs de la culture. Continuez à traquer l'inquiétude et l'espoir. Nous en avons besoin. »
Comme on pourrait les appliquer à Fabio Geda lui-même !
Éditions Albin Michel, 2014, 368 p., 21,50€
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