Encore une ville sicilienne unique.
Quand vous venez de l'ouest, en longeant pratiquement la mer, cette agglomération vous semble énorme : les routes se transforment en quatre voies, en nœuds presque inextricables. Elle surgit tout à coup perchée sur sa colline. Elle vous en impose ; et ne serait-ce l'étape qu'elle vous offre, vous auriez envie de la contourner, tant est grande cette peur indéfinissable qu'elle vous inspire.
Heureusement, comme toutes les autres villes italiennes et siciliennes en particulier, elle possède cet élément incontournable : sa circulation urbaine ! Et là vous vous retrouvez dans une atmosphère familière, même si vous avez besoin de votre GPS (quelle invention !) pour vous guider ; peu importe le nom des rues, le satellite vous tracera le chemin idéal, vous n'aurez qu'à faire attention au reste ; et comme d'habitude c'est le « père gare à droite, père gare à gauche ! ». Et comme d'habitude, le miracle, une place de stationnement à cinquante mètres à peine de notre B&B.
Son propriétaire, un homme charmant d'un âge certain, et amoureux fou de sa ville. C'est lui qui nous conseillera entre autres choses la fameuse « Scala dei Turchi ».
Mais en attendant, c'est la Vallée des Temples qui va retenir toute notre attention.
Nous nous stationnons au Parking, le plus à l'ouest, et nous prenons une navette qui nous amène, moyennant 6 euros à l'entrée est ; le matin c'est dans ce sens qu'il faut faire la visite, pour mieux profiter des éclairages … et de plus pour les vieux que nous sommes, de plus de 65 ans, l'entrée est gratuite ! Il faut dire que l'Italie, et la Sicile en particulier, soigne les anciens : les musées et sites d'état leur sont ouverts gratuitement et quelle que soit leur nationalité (1).
La vallée des temples, c'est l'occasion rêvée de revisiter (un peu!) la mythologie grecque.
Etonnant comme l'humain a besoin d'une référence mythologique pour mieux supporter (ou seulement appréhender) la réalité du monde qui l'entoure et/ou qui l'anime. La grecque (ou latine c'est la même chose aux noms près!) a toujours eu les faveurs, mais celles des autres civilisations n'ont pas été en reste : le 19e siècle a ressuscité celles celtes (le roman Arthurien, ou la légende d'Ys) ou les divinités rhénanes, sans oublier celles plus nordiques ; et que fait le 20e – suivi du 21- en explorant l'univers de la science fiction, sinon créer une nouvelle mythologie ; et chacune d'entre elles passionne les intellectuels et enflamme les humains !
Comme elle est proche de nous cette Héra, sœur et femme de Zeus. Elle me plaît bien l'histoire de ce Zeus qui tue Cronos et fait sortir de son ventre ses frères et sœur (Héra) qu'il avait mangés. Cronos ce dieu impitoyable (ce n'est pas pour rien qu'il est aussi le Dieu du Temps) qui tue ses enfants de peur qu'ils ne lui ravissent le pouvoir ; et comme elle est humaine cette volonté de pouvoir ! Du temps de la royauté, on ne tue plus ses enfants, mais on installe la loi salique, celle qui élimine dans la succession royale les plus faibles (c'est-à-dire les filles), ou on étalonne la hiérarchie des enfants : l'aîné pour succéder, le second à l'Eglise, la fille, elle obéira, soit le mariage de convenance soit l'Eglise (encore!). A notre époque c'est plus subtil, mais l'apparition du népotisme n'est en fait qu'une autre forme à peine déguisée de cette volonté de garder le pouvoir (De Napoléon à Sarkozy, notre histoire fourmille d'exemples).
Mais revenons à Héra, comme elle est, elle-aussi, humaine. Possessive, sans doute à l'excès, elle est d'une redoutable jalousie ; demandez donc, si vous le pouvez, à Io ou à Sémélé ; et voyez les ruses de Zeus pour échapper à la surveillance et à la jalousie de Héra : ne va-t-il pas jusqu'à prendre l'apparence d'un Cygne pour mieux séduire Léda, la femme de Tyndare ?
Mais Héra n'est pas que cela ; du reste dans la mythologie grecque, les dieux ont très souvent de multiples cordes à leur arc, et sont « propriétaires » de domaines plus ou moins étendus, Héra est aussi la déesse du mariage et de l'accouchement ; et en ce sens elle plairait à nombre de féministes, puisqu'elle a même prétendu (et réussi car tout est possible pour les dieux) pouvoir être enceinte et mettre au monde toute seule, sans l'intervention du moindre dieu mâle, Zeus compris !
C'est donc le premier temple que nous découvrirons, celui le plus à l'est. Et dans la symbolique qui régit l'agencement de la vallée des temples, il est normal que le temple d'Héra soit celui qui soit le plus à l'est, lieu le plus près de la naissance du jour ; Héra, de toutes les autres divinités qui auront un temple dans cette vallée, est celle qui, chronologiquement, a vu le jour la première ; un peu avant Zeus lui-même !
Datant du 5ème siècle avant le Christ ; c'est l'apogée du style dorique. Il représentera donc la facture dorique dans ce qu'elle a de plus achevée : six colonnes de façade (comme le temple de Ségeste). Il sera aussi victime des guerres qui opposaient les Grecs de Sicile aux Phéniciens de Carthage ; il sera incendié à la fin du 5ème siècle ; on voit encore des pierres calcinées. Dans la restauration de ces monuments, on n'a malheureusement conservé que l'aspect pierre, omettant, sans doute pour des raisons de protection, que ces édifices religieux étaient peints de couleurs vives telles que le rouge ou le bleu … et quand on se remémore les vases antiques peints, on arrive par extrapolation à se représenter ce que pouvaient être ces temples peints.
Derrière, une espèce de puits, en fait le dessus d'une citerne ; il ne faut pas oublier que la Sicile n'est qu'une partie émergée de la plaque africaine, et qu'elle correspond, ce qui se vérifie constamment, aux caractéristiques de l'Afrique du Nord, et en particulier de la Tunisie. Il faut y avoir vécu pour se rendre compte de l'importance que peut prendre l'eau dans ces sociétés. Les religions, l'Islam, en l'occurrence, en a fait même l'élément essentiel de la purification ; mais il ne faut pas oublier qu'avant même d'être « récupérée » par la religion, l'eau était l'élément vital par excellence.
… il est vrai que maintenant les touristes se munissent de bouteille d'eau … mais les pèlerins dans l'antiquité ?
L'intérêt de commencer par le temple de Héra pour les touristes qui peuvent peiner à marcher, c'est que tout le reste du parcours se fait en légère pente douce descendante.
Longeant les remparts pour se diriger vers le second grand temple, celui de La Concordia, on est intrigué par la présence de ces trous, à même la muraille ; d'aucuns, à l'esprit imaginatif, ont pensé qu'ils pouvaient s'agir de pièces permettant à des soldats de surveiller la plaine sous-jacente et de défendre le site ; d'autres ont pensé à des sépultures, et l'histoire des premiers chrétiens s'enfermant dans des catacombes a resurgi ; d'autres encore ont estimé que ce n'était ni plus ni moins que des espèces de greniers où l'on pouvait entreposer toute nourriture en cas de siège à supporter.
A défaut de certitude, laissons vagabonder notre esprit … le temps d'arriver au temple de la Concordia.
Encore une énigme de l'histoire ! Impossible de savoir à quelle divinité était consacré ce temple ! Tout ce qu'on constate c'est qu'il est parfaitement conservé ; et pour cause, puisque dès le 6ème siècle après le Christ, ce temple a été transformé en église ; juste une remarque, de nombreux temples (comme le témoigne, par exemple, le Forum à Rome) ont été réutilisés dès le 4ème siècle comme lieux de culte par l'Eglise reconnue comme religion d'Etat par l'empereur Constantin. A poursuivre plus avant dans la réflexion, c'est une pratique commune à toutes les religions lorsqu'elles deviennent majoritaires et qu'elles ont le pouvoir : Ste Sophie à Constantinople est passée d'église à mosquée, par exemple !
Quoi qu'il en soit, particulièrement bien conservé, le temple de La Concordia, daterait lui-aussi de la fin du 5ème siècle avant le Christ ; son nom serait du à une inscription trouvée à proximité du temple ; se réfère-t-il à la déesse latine ou seulement à la notion abstraite de parfaite entente qui aurait scellé les peuplades indigènes et les nouveaux colonisateurs grecs ? Encore une énigme qui nous rend ce temple encore plus attachant.
Il nous permet surtout d'admirer la perfection architecturale à laquelle était arrivé l'art grec. Les proportions, six colonnes de façade et douze sur chaque côté ; légèrement amincies vers leur sommet, et imperceptiblement courbées vers le milieu du fronton, elles créent ainsi l'illusion d'optique de verticales parfaites. Qui a dit que les mathématiques appliquées étaient l'apanage du 20e siècle ?
Entre chaque triglyphe, on distingue parfaitement l'emplacement des métopes ; tout laisse à penser que, comme dans les autres temples, elles devaient porter des sculptures.
Mais sitôt que nous l'avons abandonné, un alignement de huit colonnes attire inexorablement nos pas. C'est tout ce qu'il reste du temple érigé à la gloire d'Héraklès au 6ème siècle avant le Christ ; c'est le plus ancien de la vallée. Pourquoi avoir choisi ce demi-dieu (car il était fils de Zeus et de la mortelle Alcmène, femme d'Amphitryon. C'était quand même très pratique d'être dieu ; imaginons donc Zeus, une fois encore fou d'amour ; quoi de plus simple pour abuser de la belle Alcmène que de prendre l'apparence du mari Amphitryon qui comme par hasard était parti à la guerre : résultat, Héraklès !
Vous pensez bien que Héra, teigneuse qu'elle est, n'a pas laissé passer cette incartade de son divin époux, et elle a envoyé deux serpents pour étouffer l'enfant Héraklès dans son berceau ; vous devinez la suite, c'est Héraklès qui étouffa les serpents ! Il n'empêche que toute sa vie Héraklès du subir la haine et les tentatives de vengeance de Héra.
Alors comment se fait-il qu'à trois kilomètres (et encore) de distance l'on ait pu construire des temples pour deux divinités qui se haïssaient tant ?
Plusieurs explications possibles : la première, il fallait bien se concilier les grâces des deux ; la seconde, Héraklès, par la valeur de ses douze travaux, se révélait un défenseur idéal, ce dont avaient bien besoin les Agrigentins qui étaient jalousés par tant d'ennemis comme les Carthaginois !
Et s'il y en avait une troisième, du style, les dieux on s'en moque, ce ne sont que des prétextes pour construire de magnifiques temples … il ne faut pas oublier qu'Ulysse, l'humain qui a osé défier les dieux, sans doute le premier grand mécréant de l'antiquité, a marqué de sa présence la Sicile.
Je me plais à imaginer dans sa totalité ce temple ; les huit colonnes, qui ont été remontées au début du 20ème siècle, en appellent d'autres, un toit de bois entièrement peint, sans oublier toutes les sculptures retraçant les exploits d'Héraklès …
Tout proche, le temple consacré à Zeus Olympien ; datant lui-aussi du début du 5ème, ce serait l'un des plus grands de Sicile, avec ses 113 mètres de long sur 56 de large, et il aurait été construit pour fêter une autre victoire des Agrigentins alliés des Syracusains sur les Carthaginois à Himère en 480 avant le Christ.
Il portait d'immenses sculptures d'atlantes ; pour nous en donner une idée, on en a reconstitué un au sol.
Autrement, il ne reste plus qu'un grand tas de blocs de pierres ; mais certaines sont particulièrement intéressantes car elles nous montrent comment les architectes opéraient pour élever les colonnes : des grandes entailles en forme d'U, dans lesquelles on glissait de grosses cordes ce qui permettait ensuite d'assembler les titanesques blocs … un immense lego en quelque sorte !
Le dernier temple de la vallée, c'est celui de Castor et Pollux.
J'ai un faible pour ces demi-dieux. Cet amour pour eux doit remonter à mon enfance (Freud serait-il dans les parages?), lorsque j'ai découvert pour la première fois leur temple au Forum à Rome, ses trois colonnes corinthiennes montant à l'assaut du ciel comme autant de flèches de cathédrale … et à les revoir, c'est chaque fois la même émotion !
Alors de savoir que les Agrigentins avaient honoré ces demi-dieux par un temple !
Etrange, encore un temple consacré à, des demi-dieux, après celui d'Héraklès ; il y a là une volonté clairement exprimée : les hommes ont vraiment besoin que leurs croyances se rapprochent au plus près d'eux et de leurs aspirations, fussent-elles contraires à l'image que certains voudraient imposer des dieux ! Car enfin, Castor et Pollux, c'est encore l'histoire d'une passion de Zeus pour une humaine, Leda, n'en déplaise à la mère « Fouettard » qu'est Héra.
Mais Castor et Pollux c'est aussi cette bande d'aventuriers, les Argonautes, qui, dans la mythologie grecque, sont partis à la conquête de la toison d'or qui recouvre un bélier ailé (l'or, cette convoitise, ce n'est pas sans rappeler les Juifs qui, dans l'ancien testament, se mettent à idolâtrer le Veau d'or!).
Alors la concupiscence qui fait désirer la femme d'autrui, ou la quête des richesses par tous les moyens, c'est cela que les humains recherchent dans leurs dieux et demi-dieux ? On est loin de la morale et des tabous imposés par les religions monothéistes qui ont vu le jour dans la même sphère méditerranéenne.
Comme il se détache sur le vert des arbres environnants ! comme, lui-aussi, s'élève majestueux vers le ciel, offrant même sur la corniche cette rosace que l'ornementation latine reprendra volontiers (on en trouve de nombreux exemples sur les blocs de marbre au Forum à Rome). Difficile de quitter cette fascination qu'il suscite.
Décidément le 5ème siècle avant le Christ a marqué de son empreinte Agrigente.
La fin de notre bref séjour dans cette ville sera consacré à la découverte de ce lieu insolite, « La scala dei Turchi » (L'escalier des Turcs). C'est un pan de la falaise, en marne blanc, qui descend en pente douce vers la mer ; nombreux sont les touristes, et pas seulement, à prendre des bains de soleil, de rares voiliers viennent même jeter l'ancre, rappelant sans le savoir, sans doute, qu'il y a bien longtemps au même endroit une flotte turque avait débarqué de nombreux soldats partant à la conquête de la Sicile !
Je ne quitterai pas Agrigente sans avoir une pensée pour Pirandello, cet écrivain qui a bercé aussi mes études d'Italien, écrivain si magnifiquement synthétisé par les frères Taviani dans leur film « Kaos ».
(1) Cela impose une réflexion. D'abord sur la place qu'occupe l'oeuvre d'art dans la société italienne : accorder des réductions, voire la gratuité, implique donc qu'il s'agit là de quelque chose d'essentiel, autant que l'air, et qu'il est donc important que tout le monde puisse y avoir accès. La gratuité pour les anciens est sans nul doute un signe de reconnaissance vis-à-vis de ces anciens pour tout ce qu'ils ont pu apporter durant leur période d'activité à la « nation ». Pourtant je pense qu'il faudrait moduler ; le touriste, ancien ou non, s'il peut se permettre un voyage jusqu'en Sicile, doit pouvoir aussi contribuer en partie à l'entretien des sites ; j'ai été assez gêné, lorsque j'ai visité Pompei, de ne pas payer et de constater, par ailleurs, dans quel état d'abandon se trouvaient de nombreuses parties de cette antique ville ; somme toute, je préférerais verser mon obole, même s'il doit s'agir d'un prix symbolique, et voir des sites bien entretenus.
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