Au début du 16ème siècle, un certain Francisco del Puerto est capturé par les Indiens ; il vivra de nombreuses années parmi eux, jusqu'au moment où, en 1526, il sera libéré par Sébastien Cabot.
S'inspirant de ce fait, Juan José Saer va bâtir son roman, « L'ancêtre ». C'est donc un mousse, orphelin et sans aucune attache, qui s'embarque sur un navire qui doit aller dans les Indes à la quête des épices et autres produits dont l'occident était à l'époque très friand. Mais lors d'une escale sur la côte américaine, ses compagnons vont être victimes des Indiens qui les extermineront ; il sera épargné et emmené dans la tribu ; là, il assistera à une très étrange scène de cannibalisme : ses compagnons seront dépecés, rôtis et mangés, et ce dans une atmosphère rendue d'autant plus pesante que l'alcool coulera à flôts.
Epargné, il restera prisonnier pendant une dizaine d'années, assistant chaque année à la même cérémonie ; puis un jour les Indiens le relâcheront, l'embarquant de force dans une pirogue avec de nombreuses provisions. Il sera découvert par d'autres européens, qui auront d'autant plus de mal à croire à son histoire que lui-même aura de nombreuses difficultés à retrouver l'usage de sa langue maternelle, tant il aura été imprégné pendant toute sa captivité par le langage et les idiomes des Indiens.
De retour en Espagne, il va être confié à un moine, Quesada qui va lui faire cette éducation qu'il n'avait pas pu avoir avant de s'embarquer, et qui va lui donner ainsi les moyens de réfléchir à toute son aventure.
C'est la partie passionnante de ce roman, car elle rejoint tous les grands débats, initiés par la Controverse de Valladolid ou par le « Supplément au voyage de Bougainville » de Diderot, débats qui entourèrent aussi la question de l'esclavage au 19ème siècle ou encore les problèmes soulevés par la colonisation et la décolonisation.
Rejetant une bonne fois pour toutes l'égocentrisme occidental, Juan José pose la question essentielle : il ne saurait y avoir un seul type d'humain, une seule relation au monde extérieur, une seule façon d'organiser une société ; et le langage lui-même ne peut se plier à cette seule façon de décrire la réalité tant extérieure à l'homme qu'à son monde intérieur.
Ainsi décrit, ce relativisme devient alors source d'un doute permanent, au point que la réalité se transforme, ou plutôt assume plusieurs aspects selon qu'elle est présente ou seulement imaginée lorsqu'elle a disparu. Arrive alors cet état où l'on ne sait plus si l'on rêve ou si l'on est éveillé. Cette remarque est d'autant plus intéressante qu'elle permet d'expliquer alors le cannibalisme, à la fois comme volupté d'un état antérieur, et comme aussi condamnation morale dans la mesure où il ramène à un état extérieur et donc à une situation qui n'existe que comme le souvenir d'un mauvais rêve.
Qu'il est habile cet écrivain à manier ces concepts ! Habile car il nous force à sortir de notre coquille d'homme rationnel et visant toujours plus de progrès.
Livre difficile d'accès ; on pourra le rejeter, parce qu'il remet trop de chose en question. Et pourtant faire l'effort de s'approprier sa réflexion et les schémas qui la structurent, c'est aussi se donner les moyens de rejeter cette idéologie facile et pernicieuse véhiculée par les tenants de « L'étranger est un ennemi potentiel, » « restons entre nous, entre bons Français » etc …
PS : Le Tripode, 2014, 186 p., 17 €
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