Comment ne pas s'estimer heureux lorsque des amis vous conseillent des livres qu'ils ont particulièrement aimés ?
« Longue marche » me fut recommandé par l'un d'entre eux, et comment ne pas le remercier pour cette découverte que j'ai pu faire grâce à lui !
Et maintenant d'autres amis, connaissant mon amour de l'Italie et de Sienne en particulier, m'avaient mentionné avec beaucoup de chaleur l'ouvrage de Patrick Boucheron … que la suffisance de l'homme est immense ! Moi qui croyais bien connaître Sienne et toute sa culture, je me suis trouvé comme le pire des ignorants face à cet écrivain.
Erudit, et comment, mais sans la moindre pédanterie : il a énormément travaillé sur la « Fresque du bon gouvernement », il a, sans nul doute, réfléchi plus encore sur tout ce qu'elle apportait, et il se fait le plaisir de nous le livrer pour notre plus grand bonheur.
La première fois que j'ai vu cette fresque, je me suis sans doute comporté comme nombre de touristes ordinaires : je n'ai vu en elle que la simple illustration de ce que pouvait être la vie au 14e siècle ; j'ai même dû me permettre quelques jugements esthétiques sur, en particulier, la non maîtrise de la perspective ; me suis-je même interrogé sur la disproportion des personnages ou encore sur les textes parsemant çà et là la composition picturale ? Rien n'est moins sûr !
Mais voilà, il y a maintenant ce livre.
Il faut prendre le temps de lire cet ouvrage, difficile d'accès certes, mais oh combien enthousiasmant pour les redécouvertes historiques qu'il nous impose. Nourri des lutes intestines qui opposaient les cités selon qu'elles étaient guelfes ou gibelines, témoin de ses querelles fratricides qui opposaient les princes entre eux, Lorenzetti ne fait pas que « dépeindre » une réalité, il propose toute une réflexion politique qui s'appuie sur les textes de St Thomas et d'Aristote.
Cette démonstration magistrale que fait Patrick Boucheron est d'autant plus enthousiasmante qu'elle remet à sa juste place l'artiste dans la société : il n'est pas seulement « divertisseur » (ou alors il se condamne à l'éphémère), il est aussi engagé dans les mouvements d'idées qui marquent non seulement une époque, mais sur qui devra aussi s'appuyer l'avenir.
Et de mettre en lumière le rôle des allégories, car il ne faut pas oublier qu'à une époque où les lettrés (ceux qui savaient lire) ne représentaient qu'une infime partie de la société, il était impératif de faire passer le messages (n'importe lequel, pourvu qu'il y en ait un !), auprès de tous les illettrés qui étaient censés regarder l'oeuvre peinte (c'est bien ce que fera à Florence plus d'un siècle plus tard, un certain Ghirlandaio ) ; dans ce système tout ce qui peut être code, ou allégorie revêt une importance extrême.
Lorenzetti nous gâte, et l'auteur se régale de nous en montrer toutes les subtilités, jusqu'à ce groupe de fausses « danseuses », puisque ce ne sont que des jeunes gens très efféminés, à l'image de ces « giullari » utilisés dans des cérémonies politiques rituelles.
Que dire de ces textes qui illustrent le mur des « effets du bon gouvernement » et celui des « allégories du mauvais gouvernement » ? Les replacer dans leur contexte, les décortiquer, c'est aussi se situer dans le temps, dans ce temps où la langue italienne se cherchait et où Dante marquait tous les esprits avec ce qui n'était pas encore la Divine comédie, mais seulement la « Comédie » ; et ce en opposition seulement linguistique, et non de fond, avec la langue sacrée qui reste encore le latin. Ces textes deviennent ce que l'auteur appelle le « visibile parlare ». Et ne sont pas sans nous rappeler la culture médiévale : n'oublions pas ces remarquables motets du 13ème siècle où trois voix distinctes chantent en trois langues différentes (le latin liturgique, le latin universitaire -celui des étudiants, bien souvent du latin parodique-, et en langue vulgaire, celle des autochtones).
Le sous-titre prend alors toute sa force « essai sur la force politique des images » ; les effets aussi bien d'un bon gouvernement que d'un mauvais gouvernement, perdent alors leur caractère anecdotique ; par delà leur représentation temporelle, figée dans un moment, le 14ème siècle, il prennent une posture « adaptable » à chaque siècle et/ou à chaque moment de l'h(H)histoire. C'est bien là la force de toute représentation allégorique.
Ouvrage à consommer sans la moindre modération et même si son format en rend le maniement peu aisé, il offre, par contre, l'avantage d'avoir de magnifiques reproductions de cette remarquable fresque.
Editions Seuil, 2013, 285p., 33€
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