Ecrivain célèbre, Mr Gwyn publie un retentissant article dans lequel il désigne les 52 choses qu'il ne fera plus, dont la dernière : écrire un autre roman. Evidemment personne ne le croit, et encore moins Tom, son agent.
Après une période de flottement et de repos, il trouve enfin comment il va occuper désormais son temps.
Il va écrire des portraits, mais dans des circonstances très particulières qui mêlent à la fois les modes picturaux (éclairages, musique d'ambiance, façon de faire poser le sujet …) et littéraires (carnets de notes, feuilles de brouillon qui traînent un peu partout …).
Il expérimentera sa nouvelle occupation sur Rebecca, la secrétaire de Tom, et devant le résultat, il va s'attacher ses services pour s'occuper de toute la gestion administrative de son entreprise.
C'est un succès et, malgré son souci extrême de la plus grande discrétion, il y aura des « fuites » dans les journaux sur la « reconversion » de l'écrivain célèbre disparu, fuites auxquelles ne sera pas étrangère la dernière des portraiturées.
On peut craindre le déroulement d'un tel scénario, tant on frise les lieux communs et autres banalités qui se masquent derrière de pseudos réflexions … mais ce serait sans compter l'extraordinaire talent d'Alessandro Baricco.
Talent de conteur et maître de la langue, tout cela n'est plus à démontrer, depuis « Soie » City ou « Le pianiste », Baricco nous a montré tout l'art qu'il avait de la langue en général (et on admirera ici l'excellent travail de la traductrice, Lise Caillat), et de la façon de conduire un récit. Point n'est besoin de revenir en détail sur ses qualités (que de futures et doctes thèses démontreront, sans nul doute!).
Par contre ce qui me plaît à souligner, ce sont les réflexions que nous livre Baricco.
Il y a d'abord cette humilité dont feraient bien de prendre pour modèle nombre d'écrivains, qui, une fois révélés comme de grands artistes, se cramponnent quoi qu'il arrive, et commettent les pires des romans.
Mais cela c'est déjà et encore du domaine des sentiers battus et pourrait assurément l'être dans ce roman, si l'auteur ne donnait pas une autre dimension : plutôt que de réduire un écrivain à un seul genre, et le condamner à une certaine sclérose, Baricco fait intervenir un autre facteur : celui de l'écrivain en dehors de toute réalité matérielle ; c'est-à-dire un écrivain reconnu qui se cacherait sous un pseudo, et dont il serait impossible d'en connaître la réalité. L'histoire de la littérature est peuplé de ces écrivains fantômes, mais ici le phénomène est exploité d'une façon particulièrement originale puisque l'on ne découvre qu'à la fin du roman que Mr Gwyn et une certaine romancière ne font qu'une seule et unique personne ! Et que le lien serait ces portraits auxquels se serait livré l'officiel Mr Gwyn.
Et par ces portraits (dont on ne connaîtra jamais la teneur, mystère qui rajoute au charme profond de ce roman) ! On touche à cette tentative qui me semble passionnante de faire le lien entre deux arts majeurs : peinture et écriture.
Entendons-nous bien, il ne s'agit pas pour un écrivain d'écrire sur la peinture, ou pour un peintre d'écrire sur la littérature. Tout cela a déjà été accompli et très souvent avec bonheur.
Non, pour Baricco cette interpénétration des deux arts prend une nouvelle dimension : comment à partir des conditions propres à la réalisation d'une œuvre picturale on peut arriver à écrire, mais aussi comment les conditions propres à la création d'oeuvres littéraires peuvent influencer sur les conditions mêmes de la peinture.
Il ne s'agit évidemment pas pour Baricco d'écrire un traité d'esthétique qui n'aurait pour conséquence que d'alourdir son roman et d'embarrasser le lecteur. Non, et il réussit à intégrer cette réflexion dans le cadre même de son roman : et significatives à cet égard sont des scènes comme celles où l'écrivain discute avec le compositeur sur le choix de la musique d'ambiance, ou avec le fabricant d'ampoules pour avoir celles qui correspondent le mieux au temps qu'il s'est fixé (arbitrairement certes !) pour réaliser un portrait.
Un très grand roman qu' on a beaucoup de plaisir à découvrir, tant il recèle de grâce et de fraîcheur … et par les temps qui courent on en a vraiment besoin !
PS Editions Gallimard, 2014, 184p., 18,50€
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