Combien y avait-il de personnes à regarder sur la chaîne Mezzo la retransmission en différé de l'opéra de Giulio Cesare de Haendel, hier soir ? Je ne sais, en tout cas ce fut un extraordinaire moment que nous a offert Emmanuelle Haïm, et avec une distribution non moins extraordinaire.
Pour ceux qui ne connaissent pas l'histoire ou l'ont oubliée, juste un petit rappel.
Rivalité de pouvoir entre Ptolémée, pharaon d'Egypte et sa sœur, Cléopâtre. César scellera, sans le vouloir, leur destin : il refuse les bonnes grâces de Ptolémée qui croit rusé de lui offrir la tête de Pompée, son rival. Mais en même temps il tombe amoureux de Cléopâtre, qui se fait passer pour servante de la reine, Lydia. Le tout va s'accélérer avec l'intervention du général égyptien Achillas, celui-là même qui a apporté à Ptolémée la tête de Pompée : il réclame pour prix de son geste la veuve de ce dernier, dont il s'est épris ; mais voilà, Ptolémée est lui-aussi tombé sous le charme de Cornélia ; mais, comme cette dernière se refuse à tous les deux … et que Ptolémée s'entête, alors Achillas va le trahir, et permettre à César, pourtant battu, de l'emporter sur Ptolémée, de libérer Cléopâtre, tandis que Ptolémée est assassiné par Sestus le fils de Pompée.
Il ne vous reste plus alors qu'à vous laisser porter par la musique ; certes, par moments, elle recèle quelques longueurs, mais elle est tellement pleine de vitalité rehaussée par une virtuosité à couper le souffle de tout le monde … sauf des chanteurs dont on ne peut que souligner l'exceptionnel talent, et de toute la distribution, chose assez rare pour être soulignée ; il faut dire qu'ils ont confié même les plus petits rôles à des chanteurs hors pairs comme celui de Nireno à Dominique Visse !
Je croyais fort naïvement mes maîtres en musique sans compter les avis fort circonstanciés de sommités de l'art vocal, et j'avais été amené à considérer que le bel canto était l'apanage des compositeurs italiens du 19ème siècle ! Que nenni ! Et Haendel nous fournit la preuve que s'il y a un maître incontestable du chant, c'est bien lui ! Époustouflantes ces vocalises ; elles n'ont rien à voir avec celles que l'on peut faire pour s'échauffer la voix ou pour lui donner plus de possibilités techniques. Et ce qui frappe, c'est qu'elles sont (comme le reste de la partition) en accord avec le texte italien ! Quel plaisir que d'entendre chanter l'italien avec un tel naturel ! A croire que tous ces remarquables interprètes sont tous italiens !
Or, non !
Et là c'est un tour de force qu'il faut aussi attribuer à Emmanuelle Haïm : savoir diriger les chanteurs dans leur diction de telle façon que cette langue qui n'est pas leur langue maternelle apparaisse pourtant comme telle ; et pour ceux qui on la chance de connaître un tant soit peu l'Italien, nul besoin de traduction, de quelconque sous-titrage, le texte est d'une telle limpidité ! Et quand vous entendez un Lawrence Zazzo (César) ou une Natalie Dessaye (Cléopâtre), la langue italienne dans leurs bouches devient alors fascinante … d'autant qu'ils sont bouleversants, tous, de vérité émotionnelle (c'est sans doute là aussi un autre très grand mérite de la direction d'Emmanuelle Haïm !) Et je suis sans doute un très grand naïf, mais comment imaginer un seul instant que Lawrence Zazzo et Natalie Dessaye puissent être en dehors de cet opéra indifférents, alors qu'ils sont d'un tel réalisme amoureux … jeux d'acteurs, direz-vous, je vous le concéderais volontiers, sauf que avec la musique on ne peut pas tricher comme avec les mots du langage parlé, et que la musique sans une réelle participation affective des chanteurs, sonnerait alors totalement faux !
Et tout à coup, alors même que vous baignez dans cette merveilleuse aura merveilleuse, quelque chose vient vous frapper : c'est cette Sesto qui vous met la puce à l'oreille ! C'est un jeune adolescent que ce fils de Pompée, or s'il est habillée garçon, la voix est celle d'une mezzo-soprano, et quelle mezzo-soprano ! Et alors vous vous surprenez à considérer cette réalité toute simple : un rôle masculin interprété par un jeune femme ; mais comme vous êtes curieux, vous regardez d'un peu plus près et laissez parler vos oreilles : César, Ptolémée, des hommes, voire des héros, et leurs voix ? Celle de contre-ténor, si proche du timbre féminin que si on ne le voyait pas, on pourrait s'y méprendre et les considérer comme des femmes !
Comme vous êtes de votre époque, moderne à tout crin, vous vous insurgez, criez au scandale, refusant ce mélange, pour vous totalement immoral, des genres … et pourtant … votre raison tente de reprendre la parole : et si, le fait d'inverser apparence et réalité n'était pas la meilleure façon de considérer le théâtre comme du seul domaine du possible ? Vous ne comprenez pas ? Alors si dans une société où les codes l'emportent, inverser la clé de ces codes, n'est-ce pas le seul moyen de donner enfin sa place à la réalité ? Autrement dit, là où la femme n'est que soumise et simple objet, donner au masculin la marque du féminin n'est-ce pas rendre sujet la femme elle-même ? Et faire assumer par une femme le rôle d'un homme n'est-ce pas en fin de compte reconnaître la femme à l'égal de l'homme ?
Ne faisons pas plus féministes qu'ils ne le sauraient être ces merveilleux compositeurs du 18ème siècle, mais avouez qu'il y a, avec ce mélanges ou cette confusion des genres qu'ils manient avec tant d'habileté, quelques pistes que nous aurions tort de négliger.
Mais revenons à ce Giulio Cesare.
Et pour en finir avec la partie musicale à proprement parler, nous ne pourrons que souligner l'excellence du travail opéré par Emmanuelle Haïm. On lui a reproché de ne pas être assez virtuose, d'être un tant soit peu frileuse par rapport à toutes les audaces de la partition de Haendel. Et si elle avait abandonné le clinquant un peu trop facile parce que trop brillant pour se replonger dans les racines mêmes de cette musique ? Et si elle avait refusé le superficiel pour mieux faire ressortir ce qu'il y a de plus profond dans cette musique ?
Séduisante, oui elle l'est cette Emmanuelle Haïm, et elle nous l'a démontré pendant les trois heures et demi que dure ce Giulio Cesare.
L'utilisation qu'elle fait de son orchestre, la façon qu'elle a de le couler aux chanteurs et la manière qu'elle a d'obliger les chanteurs à se plier à son interprétation de la partition, le tout dans une élégance qui sait privilégier aussi bien la caractéristique de chaque timbre que l'originalité de son Ensemble, tout cela nous a donné une version particulièrement séduisante de cet opéra.
Il faudrait pouvoir aussi détailler toute la mise en scène ; troublante par tous les mélanges qu'elle fait de différentes époques ! On appréciera la séquence où l'action se déroule sous une avalanche de tableaux (on ne peut que penser à ce thème florissant de la peinture des 17ème et 18ème siècles sur le marchand de tableaux !) Troublante encore, voire dérangeante, lorsqu'elle mélange à loisir les costumes, ceux plus ou moins d'époque, réservés aux héros de l'histoire (costumes revus et visités par un David, au début du 19ème siècle!) avec ceux beaucoup plus prosaïques de nos contemporains et qu'endossent les figurants. On sent bien la liaison avec la musique proprement dite, mais il est difficile d'en avoir la certitude à défaut de pouvoir suivre cet opéra, partition en main …
Mais cela vaudrait-vraiment la peine, et ne nous priverait-il pas au contraire de tout le plaisir que nous prenons à écouter et voir ce chef d'oeuvre ?
Oui, combien y avait-il de personnes à suivre cette chaîne Mezzo hier soir ? Et quel dommage que pour pouvoir la recevoir il faille encore une fois payer un supplément conséquent !
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