Des rennes en transhumance, dans le grand nord de la Laponie, doivent franchir un détroit ; mais ils s'affolent et leur berger, Eric Steggo, meurt noyé, laissant une jeune femme, enceinte, Anelli.
Mais des morts vont succéder, celle du maire, mais aussi cinq autres tout aussi suspectes.
Deux policiers de la brigade des rennes, Klemet et Nina, vont devoir résoudre ces énigmes. Car il s'avère très rapidement qu'il y a une opposition farouche entre deux mondes, celui de la ville de Hammerfest, petite ville de Laponie, base logistique de toutes les recherches pétrolifères dans la mer de Barentz, et les éleveurs de rennes – originaires de la peuplade ancestrale des Sami, pour qui ces recherches signifient perte de terrains de pâturage, et surtout perte d'identité. Les Sami, eux-aussi en plein conflit interne, certains jeunes, cèdent aux sirènes des grands groupes pétroliers, et accèdent à des carrières d'autant plus rémunératrices que périlleuses, comme plongeurs, et c'est le cas du binome Nils Sormi/Tom Paulsen.
Raconter comment nos deux policiers démêlent l'écheveau enlèverait alors tout son charme à cet excellent roman policier.
Excellent, car l'auteur réussit ce tour de force de nous tenir en haleine du début jusqu' à la fin ; il s'offre même le luxe de nous mener sur des fausses pistes, alors qu'il nous en présente une toute tracée, et qu'il nous incite pourtant à ne pas suivre : ah quel art ! Les rebondissements sont là, nous laissant même croire qu'il pourrait dans certains cas s'agir de meurtres alors que ce n'est qu'un suicide collectif déguisé. Ou encore, comment ne pas se laisser prendre au piège d'une mère trop aimante et possessive, telle que celle de Nina qui veut surtout empêcher que sa fille ne retrouve la trace de son père ; ou encore …
Et dans quel univers ne se déroule-t-il pas, ce roman policier ? Peu de temps auparavant, j'avais vu sur Arte (me semble-t-il) toute une émission sur l'exploitation minière du pôle nord, et par voie de conséquence de la mer de Barents : et comment ne pas être troublé par toute cette problématique qui la fondait, et dont le choix somme toute était d'une simplicité terrifiante : ou l'humanité acceptait de vivre dans son propre petit confort actuel, et donc permettait l'exploitation minière de toutes les ressources du pôle nord, avec toutes les conséquences catastrophiques qu'elle pouvait entraîner (réchauffement climatique accéléré, augmentation du niveau de la mer, fonte définitive des glaces, disparition d'espèces animales, et répercussions les conditions de vie sur l'ensemble du globe) ; ou alors l'humanité (j'allais écrire pour une fois!) se permettait d'être sage, et de refuser cette facilité momentanée de confort, pour préserve pour les futurs habitants intacts – ou presque – son environnement, et donc d'assurer la pêrmanence et la continuité de l'espèce humaine.
Et voilà que ce roman policier, grâce à une fiction parfaitement maîtrisée et racontée, nous replonge dans cette alternative …
mais absolument pas sous le seul angle théorique ou idéologique ; comme il serait alors vite ennuyeux : l'humanité -en dehors des fanatiques – n'est plus à l'heure de ces sacro-saints prêches aussi mortellement ennuyeux que contre-productifs ! Non, ici, les personnage vivent réellement avec leurs tripes, et la problématique n'est pas celle des livres, mais seulement du quotidien que vivent les protagonistes ; deux personnages sont de ce point de vue là parfaitement significatifs : Anneli, la femme d'Eric, a une vision claire de son avenir et de celui qui devrait être celui de cet enfant qu'elle porte ; l'élevage des rennes qu'elle reprend à son compte, après l'assassinat déguisé de son mari (tant pis je vous dévoile une partie de ce roman), n'est pas dû à une volonté passéiste de faire perdurer le passé, mais bien de faire en sorte que le passé soit porteur d'avenir en empêchant des apprentis sorciers de jouer avec la terre et de détruire à long terme ce qui a permis à l'homme de vivre de tout temps.
Pourquoi cacherai-je que ce personnage féminin est un des plus bouleversants, même si l'auteur l'enveloppe d'une fascinante pudeur ?
Mais il en est un autre tout aussi fascinant et qui est au premier plan, cette policière, Nina.
Elle a tout pour (ou contre, c'est selon!) elle : c'est une fille du sud de la Finlande qui ne connaît pas grand-chose à la Laponie du nord et encore moins au monde des Sami ; le seul lien, c'est ce père qui, l'abandonnant, est parti vers ce Nord, mythe aussi fascinant que la Californie pour les immigrés américains du milieu du 19ème siècle ; c'est sans doute pour cette raison qu'elle s'est engagée dans la brigade des rennes, trouvant aussi et tout à fait fortuitement l'occasion de renouer avec son père (observation toute personnelle : quand on a eu ce bonheur d'avoir une fille, on ne peut rester insensible à toutes ces pages où l'auteur nous parle de cette relation entre Nina et son père !) Mais en plus de cet aspect purement affectif, Nina marque par cet autre lien qui l'unit à la nature ; hou, le vilain écolo-romantique qui va nous ressortir tous les clichés et autres fadaises romantiques ! Eh bien non, vous en serez pour vos frais ! Ce lien, c'est d'abord une observation minutieuse et presque scientifique de ce que cette nature qu'elle ne soupçonnait pas, peut avoir comme conséquence sur son propre fonctionnement à elle ; oh, c'est bien peu, mais ces quelques remarques sur ces jours qui n'en finissent pas en juin et juillet, et où la nuit ne dure que quelques très courtes heures, montrent bien à quel point un être qui ne vit pas en son milieu naturel, est obligé de faire comme effort pour s'adapter, pour s'acclimater et vivre dans la meilleure des harmonies possibles avec le milieu environnant. Ce lien, c'est aussi cette autre découverte que Nina fait : à quel point milieu nature et hommes (humains) font corps, et comment les forces extérieures qui tentent de distendre voire casser ce lien, sont vouées à l'échec.
Ces deux seuls personnages féminins suffiraient à eux seuls pour rendre passionnant ce roman, mais que dire des autres ? J'aime bien ce Klemet, cet autre policier de la brigade des rennes qui fait couple avec Nina ; je l'aime bien parce qu'il est tout le fonctionnaire dans sa splendide contradiction : d'une part respecter la norme, ne jamais se fier à ses instincts, mais seulement aux faits (je ne sais combien de fois il le martèle !), mais en même temps, il ne peut s'empêcher de suivre les intuitions de Nina. Il est donc, à l'instar des commissaires Montalbano, ou Brunetti, ou encore Adamsberg, le type même du fonctionnaire de police sympathique, non tant par ce qu'il représente, que par ses caractéristiques, faites de doutes et de contradictions. Et quand, il commet l'erreur, parce qu'il a réagi en homme et non en officier de police, alors on compatit avec lui, et on l'excuse dans le même temps que son supérieur hiérarchique l'accable.
Il faudrait pouvoir passer en revue un à un tous les autres personnages ; les décortiquer, pour montrer comment à chacun de leurs actes ils font avancer cette enquête dans laquelle nous sommes plongés.
Il nous suffit par contre de nous attarder sur deux d'entre eux, parce que représentatifs aussi de la société des dirigeants qui prétendent gouverner le monde : le maire de la ville ! En voilà un drôle de personnage ; il arrive aux hautes fonctions municipales, tout simplement parce qu'il a eu la chance à un moment donné de se trouver aux bons endroits : membre du comité Nobel, mais aussi membre du directoire qui régit la politique pétrolifère ; et donc comme maire, il ne peut que favoriser ces compagnies pour lesquelles il a travaillé … la collusion entre le pouvoir politique et le monde des affaires devient totalement tangible !
Mais la même collusion est mise en évidence par ce personnage à la fois trouble et d'un cynisme autant répugnant que révoltant, l'agent immobilier Tikkanen ! Avec lui pas de sentiments (extraordinaires pages, à la fin de ce roman, sur l'importance et la signification du sourire chez cet individu !) ; tout est calcul ! Il est le big brother local, et malheur à ceux qui pourraient s'opposer à lui et à sa soif de puissance, à commencer par les éleveurs de rennes.
Etrange, mais vraiment très étrange, au fur et à mesure que j'ai avancé dans la lecture de ce roman, j'ai eu cette impression d'abord confuse, puis de plus en plus précise, de replonger dans l'atmosphère de Fred Vargas. Par pitié, ne pensez surtout pas copiage, imitation, pire, plagiat ! De la même façon qu'en musique, il y a pu avoir osmose entre un JS Bach et un Antonio Vivaldi, et que l'on puisse admirer en chacun d'eux une vivifiante originalité, eh bien pourquoi n'en serait-il pas ainsi entre Vargas et Truc ?
Intuition ? Elle reste à démontrer, peut-être, en tout cas elle me permet de vous montrer à quel point j'ai été séduit par ce roman de Truc, et aussi à quel point je vous le recommande : divertissement et réflexion politique se mêlent avec un bonheur indicible !
Editions Métailié, 2014, 410 p., 19€
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