Tous les mélomanes avertis ont en tête la fameuse marches des Trois oranges, extraite de la suite, réalisée par Prokofiev lui-même et qu'il a tirée de son opéra éponyme. Mais mon ignorance était telle que j'étais même persuadé qu'il s'agissait d'un ballet !
Alors, pensez, un opéra, et quand on connaît un peu le compositeur Prokofiev et qu'on lui voue une admiration presque sans borne … il est impossible de résister lorsque Mezzo l'inscrit à son programme, surtout si c'est un des soirs (mardi dernier) de la semaine où vous n'êtes pris par aucune de vos occupations favorites.
Et comment ne pas être enthousiaste lorsqu'on apprend que c'est Prokofiev lui-même qui a écrit le livret de son opéra, à partir d'une pièce de Carlo Gozzi (le rival de Goldoni). Je n'ai malheureusement pas pu confronter le texte original avec l'adaptation, mais en tout cas ce que nous en offre Prokofiev nous incite fortement à lire la pièce de Gozzi.
Qu'en est-il donc de cet opéra (1) ?
Un prince complètement hypocondriaque fait le désespoir de son père qui craint pour sa propre succession. Un mage lui prédit la guérison dès lors qu'on aura réussi à le faire rire … d'où quelques épisodes grotesques ! Mais dès qu'il retrouve le rire, la fée Morgane le condamne à aller chercher l'âme sœur qui se trouve dans une des trois oranges gardées par un féroce cuisinier. Il réussit à tromper la surveillance de cet être aussi redoutable que gigantesque. Et après quelques aventures, entre autres celle où la servante de la fée Morgane se substitue à la princesse trouvée dans une des trois oranges, tout est bien qui finit bien.
Même si l'histoire peut sembler à la fois naïve voire quelque peu cucul, il ne faut pas oublier qu'on est toujours dans l'atmosphère de la commedia dell'arte : les gags sont là pour la faire prendre au second degré et les méchants sont trop vite démasqués pour pouvoir constituer une entrave à son bon déroulement, et même susciter une quelconque sympathie. Il ne faut pas oublier qu'il s'agit avant tout d'un spectacle populaire ; et que la morale finale - les bons (pas forcément les grands de ce monde !) seront récompensés – doit avant tout être respectée pour l'édification des masses populaires, comme n'aurait pas écrit un certain Staline.
Mais Prokofiev signe là aussi un pastiche de l'opéra buffa, cette forme théâtrale qui devait perdurer durant plus d'un siècle, de Pergolèse à Donizetti. Le fait est d'autant plus intéressant à signaler qu'il s'inscrit dans cette mouvance de la première moitié du 20ème siècle à commencer par des compositeurs comme Igor Stravinsky lui-même avec son « Pulcinella ». On ne sera pas surpris, si cette dernière œuvre date de 1920, de constater que « L'amour des trois oranges » a été composé à la même époque, et cet opéra a été créé à Chicago en 1921.
Avec une surprise de taille : le texte chanté est en Français ! Il ne s'agit pas de pousser un cocorico (et d'assumer la posture stupide de nombre de sportifs pour qui le drapeau est bientôt plus important que le sport lui-même !) ; mais il est vrai aussi qu'au début du 20ème siècle la France est un carrefour esthétique très important (et pas seulement au niveau musical), elle accueille des réfugiés russes (à commencer par Stravinsky, encore lui!) ; Prokofiev nourrit une certaine tendresse à son égard et aussi pour la Bretagne, où il achève son 3ème concerto pour piano ?
Pastiche, certes, mais tout en finesse ; tout est dans les nuances, jamais trop ou pas assez ; on se délecte de la justesse de ton qui parcourt cet opéra du début jusqu'à la fin.
J'ai trop souvent redouté et ai été agacé par nombre de mises en scènes, où, au prétexte de faire du nouveau il y avait un hiatus total avec la musique, pour ne pas souligner l'originalité de celle qui anime cet opéra. Il y a une fusion totale entre elle, la musique et les personnages ; résultat, on adhère, grâce à cette fusion, à cette fable quelque peu enfantine, on tombe même sous son charme ! Les quelques effets scéniques à grand spectacle, oserai-je écrire, comme la décapitation de pantins, ou le gigantisme de la cuisinière, ou encore le merveilleux avec les princesses qui sortent des oranges ou encore, ces personnages qui s'élèvent dans les airs, bref tous ces effets sont vraiment en conformité avec l'oeuvre. On sera surpris aussi de voir les astuces scéniques : la disposition du choeur, public d'un théâtre à l'intérieur d'un grand théâtre, ou encore, l'importance symbolique sur lequel se déroulent de nombreuses actions (supériorité du roi lorsque celui-ci intervient et/ou prédominance du spectacle sur la vie ordinaire ?)
D'autres que moi, et surtout bien plus experts, vous montreront toute la richesse de cette partition ; on est loin des grandes audaces harmoniques du début de ce 20ème siècle, « Le Sacre du Printemps » d'Igor Stravinsky est déjà lointain, l'Ecole de Vienne n'en est qu'à ses tout premiers balbutiements, et l'expression musicale a encore tant et tant de possibilités sans être obligée de passer par les carcans de quelques écoles théoriques. Prokofiev sait se saisir de ce créneau et de cet immense espace pour nous offrir une musique qui soit à la fois en accord avec le sujet de l'opéra et en même temps pleine d'inventions de trouvailles. Pendant plus de deux heures nos oreilles se sont laissées entraîner par cette splendide partition, d'autant qu'elle a été servie par des voix enchanteresses … jusques et y compris dans les petits rôles.
Nous avons été en présence d'un spectacle total, où chacun de ses éléments constitutifs avait la même importance que les autres. Et il faut espérer que la postérité ne sera pas ingrate vis-à-vis des grands artisans de cet ensemble (metteur en scène, chef d'orchestre, chef de choeur).
Fasse le dieu (ou la déesse) de la musique que tous les opéras soient aussi bien servis !
La version que nous en a proposée Mezzo est celle qui a été donnée en 2006 à l'Opéra Bastille (2). Je n'ai pas pu apprécier les autres versions qui lui ont succédé, mais ce que je sais c'est que cette version de 2006 mérite de rester comme la version référence de cet opéra.
1 : pour en savoir plus sur l'historique des opéras, il faut consulter cette bible qu'est « Le Dictionnaires des œuvres de l'art vocal », trois volumes sous la direction de Marc Honegger, 1991 et 1992.
2 : Orchestre et Choeurs de l'Opéra national de Paris, Sylvain Cambreling (direction) Peter Burian (chef de choeurs)
Charles Workman (Le Prince), Jose van Dam,(Tchélio), Philippe Rouillon,(le Roi de Trèfle) Barry Banks (Trouffaldino), Clarice Patricia Fernandez (La Princesse), Guillaume Antoine (Léandre), Jean-Luc Ballestra (Pantalon), Alain Vernhes (Tchélio), Béatrice Uria-Monzon (Fata Morgana), Letitia Singleton (Linette), Natacha Constantin (Nicolette), Aleksandra Zamojska (Ninette), Victor von Halem (La Cuisinière), Antoine Garcin (Farfarello), Lucia Cirillo (Sméraldine).
Gilbert Deflo (Mise en scène), William Orlandi (Décors et costumes), Marta Ferri (Chorégraphie), Joël Hourbeigt (Lumières)
Réalisé par Thomas Grimm (2006)
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