Shéhérazade, ce nom résonne universellement d'un pouvoir fascinant ; s'il appartient à ce qu'il y a de plus profond dans la culture populaire indienne et persane, et s'il a imprégné le monde littéraire arabe des 12 ou 13ème siècle (et peut-être même avant !) De combien de rêves nombre d'occidentaux n'ont-ils pas été bercés par cette enchanteresse depuis la splendide mise en forme qu'a réalisée Galland au 18ème siècle de ces contes ? Comment oublier cette inégalable musique qu'en a tirée un certain Rimski-Korsakov ?(1)
Impossible alors de ne pas céder à cette tentation à laquelle nous soumet l'écrivain Hana El-Cheikh … d'autant plus que c'est une femme qui va nous parler d'une autre femme et de toutes les héroïnes qu'elle va inventer et mettre en scène.
Bien sûr il est impossible d'oublier le merveilleux de toutes ces aventures, les conditions exceptionnelles qui les entourent, ni non plus ces deus ex machina qui arrivent juste à temps pour résoudre les situations les plus inextricables.
Mais même si certaines fonctions sociales (calife ou vizir, par exemple) permettent aux hommes de se manifester généreux, il n'empêche que l'homme sait être d'une cruauté sans pareille ; car pour se venger de l'infidélité de sa femme, le roi Shahrayât non seulement va la tuer, mais il décide de prendre chaque nuit une nouvelle femme et de la faire tuer après avoir passé avec elle une nuit d'amour. Et ce sera tout l'habileté de Shéhérazade, qui saura, en captivant chaque nuit le roi par ses récits, différer la terrible menace sur sa tête, et au bout de mille et une nuits le roi se soumettra et renoncera définitivement à tuer son épouse.
En dehors de la morale, un peu trop facile, comme quoi l'homme est capable de s'amender, il y a une entreprise séduisante : l'art et morale sociale sont capables de faire cause commune. Sauver de la délinquance la plus cruelle par l'art est quelque chose d'exaltant … et je ne peux m'empêcher de faire le rapprochement avec Gesualdo, ce compositeur italien du 16ème siècle au sang si bouillant que, trouvant un jour sa femme dans les bras d'un autre homme, il n'hésita pas à les tuer tous deux ! Mais voilà, il écrivait des madrigaux d'une telle beauté que les juges le condamnèrent à continuer de composer de tels chefs d'oeuvre … que n'aurait pas perdu le monde si, écoutant la loi du monde, les juges l'avaient fait décapiter !
Mais que disent donc tous ces contes que Shéhérazade invente chaque nuit et qui fascinent tant son cruel mari ?
C'est d'abord le monde dominé par la force de l'amour, non pas un amour éthéré, mais bien charnel et avec un appétit qui très souvent est aux franges de l'érotisme, ou tout au moins le suggère avec une telle gourmandise que l'eau nous en vient à la bouche ! Les héros, hommes ou femmes, sont à ce point amoureux qu'ils nous font aimer la notion même d'amour !
Pour mieux souligner la force de l'amour, il y a toujours d'une façon ou d'une autre opposition entre la réalité et le rêve : l'amour réussi n'est pas forcément celui qui se conclut dans la normalité quotidienne du mariage, mais celui rêvé ne l'est pas pas non plus ! La différence entre la banalité et l'aspiration engendre alors le mystérieux, où Djinn et aspects humains vont se confondre, où même les plus puissants seront obligés de courber la tête et d'accepter la rigueur de l'amour. Car là aussi réside la grande leçon de ces contes : devant le sentiment amoureux, on ne peut opposer aucune barrière hiérarchique, sociale.
Ce qui est frappant alors, c'est que toute cette morale est énoncée par des femmes, que ce soit Shéhérazade qui parle à la première personne ou que ce soient les femmes qu'elle met en scène. (Attention ne tombez pas dans ce piège où vous allez vous précipitez : ce n'est pas un auteur masculin qui a écrit ce roman, mais bien une femme : ce qui le rend encore plus savoureux, quand on voit à quel état d'infériorité certains mouvements intégristes musulmans veulent réduire la femme !)
Et cette femme, libanaise, émaille aussi tous ces contes d'un autre amour, celui de la vie et de tous les bienfaits que le monde terrestre peut apporter ! Les richesses, en tant que biens matériels, sont accessoires, ou plutôt n'intéressent que parce qu'elles permettent l'aisance nécessaire pour jouir de la vie. Mais elles ne sont absolument pas une fin en soi.
Tout au long de ces pages on baigne dans une espèce d'aura, celle que résume si bien l'adage latin « carpe diem » (2) Ils sont magnifiques tous ces héros, ils acceptent avec fatalité tous les obstacles qu'ils peuvent rencontrer dans la conquête de leur impossible amour, parce qu'ils savent aussi que, quelque part, il y a quelqu'un (on ne parle pas de Dieu !), un calife qui sera prêt à les écouter, et à leur donner aussi la clé pour accéder à ce bonheur. Il y a dans ce roman un autre philosophie sous-jacente : l'homme qui détient le pouvoir absolu, de cruel qu'il est, va être confronté aux héros que Shéhérazade invente ; El Cheikh ne nous dit pas la fin, mais on la suppose tellement, puisque elle le décrit sous la forme de ce calife caché qui se présente avec son vizir et son poète dans l'un de ses contes ; d'inflexible, il sera amené à prendre en compte les désirs des femmes qui lui content leurs malheurs, et à devenir humain, remettant ainsi en cause la base de son pouvoir.
J'avais déjà lu, au moins à deux reprises, les Mille et Nuits dans la version de Galland. Et j'en avais conservé un merveilleux souvenir ; pourtant au fur et à mesure que j'ai avancé dans la lecture d'El Cheikh, j'ai été incapable de deviner quelle était la part réelle de l'auteur dans la rédaction de ces contes, et quelles pouvaient dont être les différences avec ceux repris par Galland ; qu'importe ! Le plaisir a été immense ; et je m'en moque éperdument que ces contes soient fidèles ou non, qu'ils soient transcription savante d'une tradition orale, tant j'ai été séduit par cette chaleur qui s'en dégage, par ce climat très oriental si proche de tous ces écrivains turcs ou libanais, ou syriens, ou tout simplement méditerranéens, sans qui notre civilisation aurait encore tant à gagner !
(1) Je revois encore la couverture de ce disque microsillon qui a enchanté mes 15 ans ; on aurait dit une miniature persane (mais à l'époque je n'en avais encore jamais vu !), chatoyante de dorure et de couleurs vives. J'entends encore ce thème de Shéhérazade au violon solo qui me fascinait tant, et il avait beau se répéter, je ne suis jamais arrivé à m'en lasser.
(2) V. Hugo en a donné une traduction libre « carpes au gras » qui correspond parfaitement à cet appel philosophique (mais bien matériel aussi !) à jouir du temps présent.
PS Editions Actes Sud, 2014, 380 p., 23 €
Commentaires