Qu'elle est mince la trame de ce roman ! Elle ne tient qu'en quelques lignes : deux frères qui reviennent dans leur village natal, apprennent la mort de Lucie, la jeune fille de leurs voisins proches. Et autour de cette morte qu'on veille, l'un des frères, le narrateur, évoque, bien plus pour lui que pour les autres, différents personnages qui ont marqué son enfance et leur village.
A dire vrai, on pourra avoir quelques difficultés à rentrer dans le corps de ce roman d'autant que d'entrée de jeu, l'auteur nous prévient ; le rythme en sera lent, très lent, à l'instar de ces premières pages qui tentent de nous diriger vers le village ; on aurait presque envie de s'aider d'une boussole (ou compas) et surtout d'avoir une carte d'état-major, tant la description de l'itinéraire minutieuse, trop même, mériterait d'être visualisée.
Qu'est-ce qui peut donc rendre si intéressant ce récit, car pour être passionnant, il l'est ?
Sans doute par ce travail de mémoire que l'auteur s'oblige à faire sur lui-même ; et dans ce sens l'arrivée à son village, le temps qu'il prend à nous décrire tout ce long trajet, est comme un parcours initiatique : faire à l'inverse et en prenant le temps de l'examiner jusque dans les moindres détails ce chemin qu'on a fait tant et tant de fois dans la plus totale insouciance, c'est comme mieux s'interroger sur sa propre identité et sa propre place dans ce monde. Faire le parallèle entre ces deux parcours suggérés c'est aussi superposer deux notions contradictoires, le superficiel et le profond, l'extérieur et l'intérieur ; les superposer certes, mais nous dévoiler surtout comme elles peuvent s'opposer, lorsque par facilité (l'aspiration à la tranquillité !) on les étouffe en soi.
Et cette impression va se maintenir, voire se renforcer, tout le long de cette galerie de personnages que l'auteur va brosser.
Ordinaires, tellement ordinaires même que l'on a perdu l'habitude de s'intéresser à eux, de les considérer comme des individus à part entière ; ils ne sont plus de notre monde, ils ont échappé à l'évolution de la société contemporaine ; ils en seraient complètement exclus, et seraient tombés dans le plus total oubli, s'il n'y avait ce romancier qui nous rappelle leur existence, et qui nous montre, surtout, à quel point ils ont été proches de nous ; et s'impose tout naturellement cette autre notion, qui devrait être à la base même de toute vie sociale, le respect de la diversité des êtres humains, mieux, la nécessité de prendre en considération l'altérité.
A la lecture de toutes ces évocations, on n'est pas sans se souvenir, nous aussi, de toute cette vie qu'on a côtoyée dans les villages de nos enfances, de ce temps, sans doute révolu (mais nous ne portons aucun jugement de valeur, c'est ainsi et pas autrement !), où les communications entre individus étaient plus directes, puisque ne passant par aucun intermédiaire technique. Alors ces figures de bistrotier, et cette vie masquée par des silences qui grouillait dans les cafés, ou de paysans, ou encore de ces vieilles filles passant leur journée et leur vie dans la même maison, avec pour seule « distraction » le spectacle de la rue, oui, tout cela nous renvoie à notre propre vécu. Nous sommes en présence d'une double lecture, celle que nos yeux suivent à chaque ligne du texte, et celle que notre propre mémoire fait défiler, comme sur un écran imaginaire.
Mais si elles n'étaient que rappels personnels, ces évocations n'auraient guère d'intérêt, sauf peut-être à susciter une nostalgie qui ne semble pas de mise pourtant.
Leur intérêt est bien qu'elles nous font toucher du doigt ce que des historiens ou des sociologues sauront bien moins bien décrire : une micro société, comme la France, certes, mais sans nul doute de très nombreux pays, ont pu connaître tout au long de leur histoire. Et elles parlent bien plus que toutes les statistiques et chiffres que de très doctes et documentées études pourraient nous enseigner ; qu'importe qu'il y ait eu dans le village tant d'alimentations, tant de cafés, tant de paysans, tant et tant de tel ou tel négoce ! Les chiffres importent peu, par contre la réalité humaine nous touche, ces magasins n'existent plus et avec eux ont disparu ces personnages, qui en plus d'un service marchand, avaient une fonction sociale et humaine tout autant, sinon plus, importante.
Alors, que nous lecteurs d'un certain âge, ayons connu cette même époque quoi de plus normal que le roman de Pierre Jourde nous procure cet indicible plaisir dans lequel se plonge notre mémoire ! Mais il est bon qu'un tel roman existe, ne serait-ce que pour montrer à tous ces jeunes qui nous succèdent de quelle ancienne réalité ils procèdent. On est si proche d'un travail de mémoire et de passeur qu'il serait vraiment dommageable qu'il ne tombe dans les oubliettes de l'Histoire.
Editions Balland, 2013, 175 p., 16,90€
Commentaires