Un tout premier avertissement, soyez humble, et n'imaginez pas que vous allez pouvoir survoler ces deux tomes avec la même facilité qu'un roman, vous risquez alors de passer à côté de beaucoup de faits et de réflexions très importantes. Tenez, je ne suis certes pas un modèle de lecteur, mais seulement à titre indicatif, il m'a bien fallu trois semaines pour venir à bout de ces deux tomes ! Et l'excuse que j'avais aussi d'autres romans à lire ne tient pas, car de fait, c'est le genre d'ouvrages qui mérite qu'on s'y attarde et qu'on ne peut lire qu'à petites doses !
Un second avertissement, presque une lapalissade : si vous êtes persuadé de bien connaître l'art roman, alors commencez par faire le vide en vous, car vous allez en apprendre des choses !
Je les ai fréquentées depuis une dizaine d'années, ces églises romanes et gothiques, à la recherche de tous ces fantastiques chapiteaux où les anonymes sculpteurs représentaient comme ils les voyaient ces musiciens d'une autre époque, allant jusqu'à y caricaturer des animaux.
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Mais m'était-il venu à l'esprit de penser, que dis-je penser, seulement d'effleurer, qu'une église romane pouvait avoir aussi un sens de « visite » ; j'entends ce terme non pas au sens esthétique du terme, mais seulement dans son acception la plus courante, rendre visite à quelqu'un. Quelqu'un, certes, celui qui habite ou est honoré en ces lieux, et comme il s'agit d'un édifice religieux, il ne peut être question que d'un Dieu, d'autant qu'on le sait depuis l'antiquité, l'Eglise catholique n'a pas fait preuve d'originalité, en reconvertissant d'abord d'anciens temples romains en églises, puis en se basant sur le plan originel des basiliques païennes et romaines (qui étaient essentiellement des lieux de marchés, administratifs ou tout simplement de déambulation pour les citoyens), pour adapter celui-ci à l'idée que les premiers chrétiens se faisaient d'un culte.
Qu'on me permette une toute petite digression, cet aspect public de lieu social où il faisait bon se rencontrer, qu'avaient les basiliques païennes, on le retrouve jusqu'à ce trop fameux concile de Trente dans les églises catholiques … et n'a-t-on pas pu voir jusque dans les années 1960 dans la cathédrale de Naples, des enfants jouer aux billes, et des gens discuter avec leurs chiens en laisse !!!
Digression ? Pas tant que cela, car comme le souligne si justement Joseph Caccamo, c'était là aussi dans les églises une fonction du jubé qui permettait de scinder en deux le lieu, d'une part au-delà, l'espace réservé strictement au culte et en deçà, celui qui permettait en toute liberté des échanges sociaux … espace qui était aussi le théâtre de parodies religieuses importantes (comme les messes des animaux, ou des étudiants !)
Divinité donc !
Pour notre auteur il est primordial de replacer le contexte de la naissance de la religion catholique et donc des édifices qui permettront le culte de s'opérer, dans l'évolution historique. C'est alors que nous sommes surpris de constater à quel point la religion catholique dérive naturellement de ces cultes et autres pensées religieuses dont se sont nourries tant de civilisations antérieures dont l'égyptienne et surtout elle ; il ne faut pas oublier en effet qu'une grande partie de l'histoire d'Israël est liée à celle égyptienne ; il n'est donc nullement étonnant que des rites comme la circoncision, pratique religieuse très importante en Egypte ait trouvé plus qu'un écho dans la religion juive.
Cet exemple entre mille autres, en liaison aussi avec d'autres grandes civilisations anciennes comme celle des Celtes, nous montre alors à quel point la jeune religion catholique a été marquée, si ce n'est conditionnée, par ses grandes sœurs. Et c'est sans nul doute le premier très grand mérite de Joseph Caccamo de mettre tous ces courants religieux en perspective et de nous démontrer que, rien ne se créant ex nihilo, il serait vain de vouloir effacer de la religion catholique, de ses rites et surtout de ses expressions artistiques, comme l'art roman, tous leurs apports. Et notre auteur a un outil majeur à sa disposition, la connaissance des langues sémites, ce qui lui permet de mieux définir des zones d'ombre des évangiles et surtout de nous montrer jusqu'à quelles trahisons (« traduttore traditore ») les clercs grecs ou latins qui ont traduit les évangiles écrits en hébreu ont pu être volontairement ou non amenés ; et surtout il nous montre comment les pères de l'Eglise ont non seulement couvert ces trahisons, mais se sont surtout efforcés pour des raisons évidentes de pouvoir ecclésiastique que les textes originaux ne soient pas connus. Un exemple significatif : l'adjectif vierge accolé à Marie, le mot hébreu qui signifiait « jeune femme » a été traduit en grec par « vierge » ; l'on comprend alors de quelle dérive a été entachée Marie. Mais l'on comprend pourquoi aussi les Pères de l'Eglise se sont entêtés à maintenir cette contre-vérité, car il leur fallait à tout prix se conserver l'aspect positif des mythologies greco-latines où les mortelles humaines pouvaient enfanter des dieux, mais aussi il leur fallait prouver l'originalité et la suprématie de la Catholique sur toutes les autres religions, à savoir qu'un seul Dieu ne pouvait avoir un fils que d'une vierge.
Continuant sa démarche, l'auteur procède à un inventaire de tous ces symboles de l'antiquité dont ont hérité les bâtisseurs et artistes du moyen-âge. Quelques-uns vont frapper nos esprits comme le serpent
ou le retournement ; j'ai cru, comme de nombreux autres visiteurs lambda, que cette figure reprenait le tour d'acrobates, de ceux qui se produisaient aussi bien dans les foires que plus rarement dans les veillées des châteaux médiévaux. Je n'avais jamais imaginé qu'ils pouvaient représenter un quelconque symbole, ce qui pourtant était évident étant donnée leur place dans nombre d'églises ! Cette figure acrobatique et non des plus faciles à exécuter signifie la nécessaire conversion de l'homme, et qu'il doit réussir à étouffer en lui la partie mauvaise … et sa place souvent à l'extérieur de l'église, ou plus exactement dans la partie qui va des portails au jubé montre bien là le rôle de l'église, et surtout son sens.
Grâce à tous ces symboles, Joseph Caccamo peut dévoiler quelques éléments clés de l'orientation et de la construction d'une église romane, ainsi que le parcours initiatique qu'elle propose.
L'orientation Ouest/Est a été suffisamment étudiée y compris dans ses analogies avec d'autres rites antiques, l'auteur l'amplifiant avec en particulier cette ligne de lumière qui, grâce à une fenêtre judicieusement placée, parcourt au sol l'axe au moment du solstice d'été (Cet axe est particulièrement mis en lumière dans la cathédrale de Bologne, et de façon très impressionnante). Point n'est besoin de s'y appesantir, par contre un aspect important dans le choix de l'emplacement d'une église romane : la présence d'une eau courante ! Influence évidente des rites celtes qui honorant cet élément essentiel de leur environnement, en avaient fait « un symbole bivalent de vie et de mort ». On est étonné de constater que nombre d'églises romanes sont bâties sur un cours d'eau, qui les traverse jusqu'au point culminant du choeur, reprenant cet autre symbole de régénérescence de l'être humain, et de son passage dans le monde des morts. Et si vous en doutiez, fiez-vous donc soit à certains chapiteaux, soit surtout à certaines traces d'humidité qui signalent tant sur les bases des colonnes qu'au sol, le parcours du ruisseau souterrain ! On ne peut alors s'empêcher de faire le rapprochement avec le rituel islamique où l'eau est aussi signe de purification, et de vie à ce point qu'une sourate du Coran recommande même aux musulmans de donner de l'eau y compris à son pire ennemi s'il en a un besoin vital ; et de mieux comprendre aussi la place centrale du puits dans la cour d'une mosquée.
Avançant dans sa réflexion, Joseph Caccamo nous montre alors une étape importante dans cette naissance du nouvel homme à laquelle tout être croyant doit aspirer. Le chemin que l'être humain doit accomplir pour arriver à sa conversion. N'ayez pas la tentation de rentrer dans une église romane par le portail central, celui qui est réservé aux grandes occasions ; il vous faut prendre le portail latéral nord, si vous voulez retrouver le chemin initiatique voulu tant par les architectes (pour la plupart des moines) et les artistes, pour la très grande partie, anonymes.(3) Du reste, vous ne pouvez pas vous tromper, tous les tympans étant historiés, il vous faut, et c'est un petit jeu et de patience et d' enquête : retrouver lequel vous sert de passe pour rentrer à l'intérieur.
C'est alors que l'ouvrage de Joseph Caccamo devient une aide précieuse, car il vous donne toutes les clés pour comprendre ce chemin et surtout le parcourir. Que ce soient les animaux, réels ou fantastiques, que ce soient les plantes, ils sont détaillés, non pas sur le plan esthétique (car ce n'est pas non plus le propos de l'auteur !) mais sur leur signification : et là, on découvre de véritables perles ! Il nous faudra faire abstraction de tous les poncifs que la tradition catholique a imposés, pour retrouver le sens premier ! Et l'on admirera l'art (pas seulement esthétique) de ces artistes qui, tout en faisant semblant de respecter la tradition et la théologie en usage, savaient faire resurgir un tout autre sens ! Merveilleuse duplicité ! Qui fait aller jusqu'à célébrer en plein jour ce que la morale ecclésiastique réprouvait : la lubricité, la sexualité entre autres !
Une mine !
Et même si cet ouvrage pêche par deux défauts (une bibliographie, très étrangement établie, mais on peut aussi supposer qu'il s'agit là d'une manoeuvre du Malin pour nous empêcher d'approfondir ce qu'il ne veut pas !, et des reproductions photographiques pas toujours à la hauteur …), il demeure une bible à consulter à chaque visite que vous voudrez faire sur un site roman.
Nous ne pouvons que savoir gré à Joseph Caccamo d'avoir opéré cette mise en perspective de l'art roman : il n'est plus seulement attaché à la seule époque médiévale, mais il est un maillon fondamental dans la connaissance, reliant un passé très riche à un devenir tout aussi essentiel ; et par delà l'aspect purement religieux, se retrouve en fait posée cette question oh combien ardue : l'humain créateur de religions ou créature des religions ?
Editions7 écrit, 2015, tome 1, 378 p. 21,90€
tome 2, 442 p. 21,90€
(1) Cochon organiste, du musée de Cluny (photo personnelle)
(2) Serpent, Dinan-St-Sauveur (photo personnelle)
(3) Une étrange réflexion : alors que dès le 14ème siècle, les peintres n'hésitent pas à signer leurs œuvres (fresques ou tableaux sur bois), les œuvres à destinations purement religieuses, c'est-à-dire églises et à l'intérieur de celles-ci, restent anonymes : j'ai longtemps cru que l'analphabétisme (n'oublions pas qu'il n'y avait qu'une très petite partie de la population qui savait lire) ambiant en était la raison principale, mais pour savoir ériger de tels monuments, ou pour savoir sculpter avec autant d'habileté les symboles, et donc les connaître, il est évident que ces artistes devaient savoir lire ! La raison donc de cette volonté de rester anonymes ? Il faudra bien chercher pour invoquer une toute autre raison que l'humilité chrétienne !
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