Je ne pense pas que j'aurais choisi de lire ce roman tant l'encart en gras caractères sur la couverture m'aurait fait craindre une certaine niaiserie à laquelle je répugne « Parce qu'elles savent tout de l'attente, elles connaissent le prix de l'amour. » Mais on m'a prêté ce roman et par simple honnêteté intellectuelle, et surtout par simple amitié pour la personne qui me l'a présenté, je m'y suis plongé.
Il faut bien avouer aussi que le sujet, rejoignant cette actualité qui est en train de pourrir la communauté européenne, est particulièrement brûlant.
Et c'est déjà un premier point qui rend ce témoignage intéressant.
On va découvrir la vie de deux femmes, Arame et Bougna, d'une île sénégalaise dont les deux garçons, Lamine et Issa, tentent l'aventure de très nombreux migrants clandestins en Espagne.
A l'univers propre du roman va se superposer, beaucoup plus neutre, celui propre du reportage ; et c'est ce qui va faire tout l'intérêt de ce livre. Les deux modes vont se compléter, s'imbriquer, laissant le lecteur démêler ce qui appartient au roman et ce qui ressort d'une étude sociologique, voire purement anthropomorphique ; cette gymnastique intellectuelle à laquelle nous force l'auteure n'est pas pour déplaire, et on y prend volontiers goût.
On pénètre alors dans un monde qui se voudrait complètement différent du nôtre (monde à la fois villageois, agricole et marin, où la communauté est omniprésente) et dont on a pu avoir dans nos sociétés occidentales de nombreux exemples, et sans aller cherche bien loin, les paysannes sénégalaises femmes de marins, sont très proches de nos bretonnes qui attendaient sur le quai leurs maris partis à la pêche, et les mêmes sénégalaises allant chercher des coquillages pour survivre sont très proches aussi de ces femmes de St-Jacut de la mer qui, il y a un siècle, allaient ramasser les moule …
A nous qui n'avons plus le recul du temps, qui avons aussi oublié l'histoire de nos ancêtres, les difficultés auxquelles sont confrontées ces sénégalaise apparaissent énormes : elles sont matérielles d'abord : ici, on sait ce que lutter pour la survie signifie, surtout lorsque la malchance est au rendez-vous, il suffit d'un homme qui disparaît en mer, pour que la misère soit aux portes d'une famille. C'est le cas d'Arame dont le fils aîné a disparu en mer ; on sait ce que demander un crédit à l'épicier du coin comporte comme humiliation et aussi humilité.
Difficultés morales aussi, et là nous touchons à un monde que nous ignorons : la femme, réduite à l'état d'objet, elle est bonne pour les rapports sexuels, bonne pour éventuellement faire des enfants, bonne aussi pour faire bouillir la marmite, mais sa vie propre à elle, les aspirations qu'elle pourrait avoir, tout cela n'a aucun droit de cité dans la communauté. Et quand elle ne fait plus l'affaire, alors on va prendre une autre épouse, on pire on répudie la première épouse qui retourne dans sa famille, ou mieux, la seconde épouse doit coexister avec la première ; et c'est le cas Bougna, dont le seul malheur sera que son fils ne réussira pas alors que celui de la première épouse au contraire va connaître une ascension sociale telle qu'elle rejaillira sur la première épouse qui va avoir ainsi l'occasion de se venger de sa coépouse !
Difficultés morales encore bien plus grandes, car ces deux femmes sont à la croisée de deux mondes : celui d'où elles viennent avec ses codes, ses traditions, ses modes de pensée et de vivre en société, et le monde occidental avec des codes tout à fait différents et toutes ses avancées technologiques ; ces dernières offrent tant et tant d'avantages, et permettent surtout d'éviter tant et tant de peines qui sont leur lot quotidien !
Les drames de ces deux femmes c'est qu'elles sont écartelées entre deux positions antagonistes : tout en restant dans leur ancien monde, elles veulent rentrer dans le monde occidental par procuration en quelque sorte, en incitant leurs garçons à partir en Europe de façon clandestine. Cet écartèlement se traduit aussi affectivement : elles souffrent de l'absence de leurs garçons tout en espérant leur réussite.
La contradiction culminera avec la situation des deux garçons et amis. Issa, que l'on avait marié, juste avant son départ, pour conjurer en quelque sort le mauvais sort, et faire en sorte qu'il revienne au pays, va tellement bien s'intégrer en Espagne, qu'il s'y mariera ; l'auteure nous offre alors une scène surréaliste, pour nous occidental, mais tout à fait naturel pour l'ancienne société sénégalaise : Issa va revenir passer des vacances au pays avec sa femme espagnole, et les deux épouses vont cohabiter ou plutôt la seconde va exercer sa tyrannie sur la première … qui n'aura plus aucun espoir lorsque, Issa reparti avec son espagnole, va la laisser toute seule, complètement désemparée. A l'inverse Lamine revient au pays et va s'installer avec cette jeune fille, Daba, que sa mère lui aura fait épouser par procuration, lui absent, et qui lui aura fait un enfant avec un de ses amis, un ancien fiancé !
De fait, tout le livre est une condamnation sans appel de ce miroir aux alouettes dont sont victimes nombre d'Africains qui tentent l'aventure européenne : et la dramatique actualité le prouve hélas chaque jour !
Comme témoignage il a la force de la sincérité et de la vérité, et il pose parfaitement l'autre volet de la question : la responsabilité du monde occidental dans cette tragédie qui entoure si souvent l'immigration clandestine.
PS Editions Flammarion, 2010, 330 p., 20€
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