Svetlana Alexievitch : La supplication
Quand vous arrivez à la fin de ce livre, vous avez l'impression qu'une immense chape de plomb vous est tombée sur la tête.
Oui, ce livre est terrifiant.
D'abord par les faits humains qu'il rapporte ; oh, il n'ajoute certes rien à tous les témoignages que nous avons pu voir (rarement) ou lire : les faits sont là à la fois mortifères et insupportables. Et pourtant, ils sont là, et ce sont ceux qui les ont vécus dans d'atroces souffrances, et pour beaucoup jusqu'à la mort, qui les racontent. Ils parlent à cœur ouvert sur les êtres chers disparus, maris, enfants, et sans que l'ennemi qui les a frappés ne soit visible, catégorié comme tel et donc impossible qu'il était à combattre. Pour se rassurer autant que pour anesthésier le peuple, les Autorités ont parlé d'une guerre et se sont comportées en conséquence … sauf que l'ennemi insaisissable, ne pouvait être combattu par les moyens traditionnels et seulement adaptés à une guerre conventionnelle. L'on assiste alors impuissant au pire des scénarios de Science fiction : mais au contraire des romans de ce genre, les personnages non seulement existent mais sont d'innocentes victimes ; et ils nous touchent d'autant plus que leur sort est celui que nous pourrions nous aussi connaître. La description de tous ces maux incurables qu'entraîne l'irradiation parfois à plusieurs centaines de fois supérieure à la dose tolérée, est rendue encore plus terrifiante du seul fait que les victimes la décrivent avec leur langage simple, celui du simple citoyen maintenu volontairement dans l'ignorance par les autorités. Ce qui frappe encore plus, c'est bien que les quelques personnes qui pourraient détenir une partie du savoir nucléaire, médecins et scientifiques s'expriment avec la même simplicité, la même horreur devant l'ampleur de la catastrophe humaine, et avouent aussi leur impuissance à voir les Autorités prendre en considération leur savoir, lorsque ces mêmes personnes réussissaient à les approcher.
Terrifiant, aussi par ce que c'est une remise en cause fondamentale de l'attitude des civils, et en premier temps des soviétiques (mais ce devrait être valable pour l'ensemble de l'Humanité), vis-à-vis du nucléaire. Définissant cette nouvelle source d'énergie, les responsables soviétiques avaient parlé du « meilleur ouvrier pacifique » ; et d'un seul coup ce meilleur ouvrier se révèle capable d'être le pire des assassins de masse qui soit ! C'est donc un nouveau regard sur le « progrès » scientifique qu'il nous faut avoir : la question que pose l'écrivain, et qui est sous-jacente dans de nombreux entretiens, est bien de savoir quel sens peut avoir un progrès scientifique si les conséquences peuvent avoir des effets nuisibles sur toutes les formes de vie pendant des centaines voire des milliers de siècle !
Terrifiant encore ce livre par la dénonciation implacable qu'il fait du système soviétique. Svetlana Alexievitch insiste sur cette énorme invraisemblance qu'ont faite les autorités soviétiques en déclarant qu'il s'agissait d'une guerre ; elle a raison d'insister, car les moyens pour lutter contre les ravages de l' explosion de Tchernoby se sont trouvés à la fois illusoires et totalement mensongers, dans ce sens qu'ils ont laissé accroire à la population que la situation était sous contrôle et que la population ne courrait aucun danger. Ridiculement risible s'il n'y avait eu tant de morts et s'il y en avait encore tant, et sans doute toujours plus, a été la réponse organisationnelle des autorités soviétiques : mobiliser des tas de réservistes de l'armée rouge, mobiliser des tas de membres du parti pour effectuer des tâches avec des moyens complètement inappropriés, le nombre de liquidateurs (ces ouvriers qui ont été chargés, entre autres, de construire le sarcophage autour des réacteurs endommagés) et de soldats, travaillant sans la moindre protection et avec de simples pelles … et tellement d'autres absurdités, comme ces tracteurs chargés d'enlever la terre contaminée et dont les cabines n'étaient même pas protégées des radiations !
Ridiculement risible (cf. plus haut) aussi cet entêtement des mêmes autorités, pratiquant un invraisemblable déni de la vérité, allant jusqu'à laisser dire et publier que l'accident de Tchernobyl était l'oeuvre d'un sabotage dû à des forces antisoviétiques, d'origine impérialistes, bien sûr. Ce que les dirigeants peuvent quand même manquer d'imagination ; chaque fois qu'ils se retrouvent devant un problème qu'ils ne peuvent ou ne veulent résoudre, c'est toujours la même chanson : la faute en est à l'étranger ! Evidemment c'est tellement plus commode ! La thèse du complot international, ou du Parti de l'Etranger (Cf. la version humoriste de Super-Dupont !).
Mais, si j'ose dire, il y a encore plus terrifiant : alors que certains échelons intermédiaires du Parti refusent de mettre à l'abri leurs femmes et leurs enfants, obéissant aveuglément aux directives de non-affolement des cadres dirigeants, les très haut-placés, ces derniers prennent pour eux et leurs familles toutes les dispositions pour ne pas souffrir des radiations. Et le plus invraisemblable, que ces mêmes échelons du Parti aient pu couvrir (à se demander s'ils n'en ont pas été les bénéficiaires, voire même les commanditaires !) toute une série de trafics concernant les objets et nourritures contaminées : les légumes et le lait produits dans la zone irradiée qui au lieu d'être détruits, se sont retrouvés dans les rayons de nombreux magasins et pas seulement dans la province de Tchernobyl. De même pour certains tracteurs et autres outillages ayant servi à la décontamination ou à l'enfouissement des terres irradiées, qui ont mystérieusement disparus des lieux où ils avaient été stockés !
Comment ne pas être interpellé par cette interrogation qui revient comme un leit-motiv tout au long de ces 250 pages ! Identité du citoyen et sa place dans la société ; l'auteure part d'une constatation toute simple, l'homme soviétique , celui qu'a forgé près de 70 ans d'idéologie communiste (enfin il faut le dire vite, car le stalinisme après le léninisme, n'avait rien de la notion de communisme dont nous a fait rêver un certain Marx) : tout pour la patrie soviétique, ne jamais penser par soi-même, ne jamais agir par intérêt personnel, et savoir se sacrifier jusqu'à la mort si besoin est. Ceci explique l'abnégation des liquidateurs, soldats et autres civils qui ont accepté d'obéir sans la moindre rébellion à des ordres et des dispositions qui ne pouvaient que les envoyer à la mort, sans pour autant neutraliser en profondeur les réacteurs de Tchernobyl et les conséquences de leurs explosions. Ceci explique aussi que les rares scientifiques et médecins qui ont osé avertir les autorités n'ont pu être entendus !
L'homo sovieticus se croyait débarrassé à jamais de toute identité nationale et voilà que Tchernobyl a fait resurgir avec acuité la notion et le sentiment d' appartenance identitaire à une collectivité : les Bielorusses ont tout à coup été mis au banc de la société soviétique et considérés comme des pestiférés. Ce n'est pas là la moindre des conséquences de Tchernobyl : l'explosion de la centrale a marqué le début de la fin de l'homo sovieticus en tant qu'individu appartenant à une patrie qui avait pour nom URSS. Et ce n'est pas pour rien que quelques années plus tard l'URSS volera en éclats.
On voit toutes les pistes de réflexion que l'auteure se contente de nous indiquer, et qui sont pleinement actuelles ; il suffit de les transposer aux citoyens de la Communauté européenne !
Oui, c'est un livre qu'il faut lire, mais dans une toute autre optique qu'un roman ou qu'un essai politique, scientifique, esthétique ou philosophique ; et c'est là le tour de force de cette écrivain, réussir à faire en sorte qu'on ne lit pas seulement son livre avec la tête et les yeux, mais aussi avec son cœur. Et si un Prix Nobel de littérature n' a jamais été aussi justifié, c'est bien lorsqu'il a été attribué il y a quelques mois à Svetlana Alexievitch.
Editions J'ai Lu, 2015, 250 p., 5,80€
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