Quelle étrange idée que l'éditeur Gallimard a eu là de publier sous le terme de roman ce livre ! On peut se poser des questions sur un ouvrage qui est une suite de réflexions, d'inventions, de citations, voire d'allusions à la vie privée de l'auteur. Et même si à un certain moment, Philippe Sollers citant je ne sais plus quel philosophe, déclare que le mouvement serait le meilleur roman, il n'empêche que son livre est, à première lecture, tout sauf un roman !
Cette remarque enlève-t-elle quoi que ce soit à la valeur de l'ouvrage qui nous est présenté ? Non, et bien au contraire … enfin pour tous ceux qui, comme moi, ont une profonde admiration pour cet auteur, et ce depuis fort longtemps, lorsque j'ai découvert son roman « Femmes ».
On sera sans doute décontenancé dans la première partie, de tous ces passages consacrés à la bible. On se demande, pour employer une expression très populaire, si c'est du lard ou du cochon ; est-il ou non sérieux ? S'est-il brutalement converti ou tout simplement est-il devenu mystique, bref des tas de questions assaillent le lecteur … après tout n'y-a-t-il pas des exemples illustres dans l'histoire de la pensée contemporaine, prenez un Garaudy, qui après avoir prôné un marxisme pur et dur, après avoir fait partie des dirigeants du PCF, a tâté de toutes les religions possibles en passant à l'Islam puis à l'hindouisme, ou en sens inverse, je ne sais plus ; mais montrant en tout cas que l'homme, y compris le plus intellectuel qui soit, est capable de volte face ou tout au moins d'évolution insoupçonnée.
Alors Sollers en serait-il un autre exemple ?
Fichtre non ! Et heureusement, il sait employer les mots qu'il faut, il trouve le ton juste pour démystifier l'ouvrage saint par excellence ; démystifier n'est pas forcément le mot juste, mais plutôt lui redonner la seule grande valeur qu'on puisse lui accorder, un livre humain écrit par des hommes (avec tout le machisme adéquat … mais pas seulement, car regardez comme les femmes bibliques sont capables de se jouer des hommes et de Dieu … considéré ni plus ni moins que comme un homme ! ) et dont la « foi » n'arrive même pas à masquer ce qu'elle a d'improbable, d'irrationnelle, d'illogique ! Pour vous en convaincre, lisez et relisez le chapitre intitulé Bible 2, des pages 46 à 54.
J'en ai connu de ces maoïstes purs et durs … le temps d'une révolution manquée, celle de 1968, et qui se sont précipités peu après et sans le moindre scrupule, par pur opportunisme politique dans les bras d'un PS naissant (ou plutôt renaissant, une fois finie la triste période de la SFIO !) ! Philippe Sollers n'en fait assurément pas partie … et je regretterais presque de ne pas avoir participé de ce mouvement (groupuscule ?) pour avoir la culture chinoise qu'il a ! Et dans cet ouvrage on lui saura infiniment gré de nous livrer une véritable anthologie de la poésie chinoise ; nulle pédanterie, nulle forfanterie, mais des citations qui viennent tout naturellement et qui ne peuvent que séduire le lecteur ne serait-ce que par leur à-propos, comme ces quelques vers de Pan Yue, poète du 4ème siècle, et qui tombe si bien avec toute la quête de ce livre :
« Contemplons la beauté, oublions le reste,
Vaguons, toujours heureux d'être si peu de chose. »
Et puis Hegel, qui arrive tout à coup, vers le milieu de l'ouvrage ! A une époque où les médias se complaisent dans le clinquant abominablement superficiel des variétés ou des jeux télévisés, qui pourrait se rappeler encore de ce philosophe ? Certes, toujours aussi présent pour quelques historiens et philosophes politiques, mais pour le reste, pour le vulgum pecus comme moi ? J'ai interrogé vainement ma mémoire, et je n'ai rien pu rappeler de ces leçons où mon professeur de philosophe tâchait tant bien que mal de nous initier aux doctrines de ce maître à cheval sur les 18 et 19ème siècles. Mais où serait le problème, puisque Philippe Sollers le fait tout à coup sortir de sa plume et dans un magnifique anachronisme nous en montre toute l'actualité, avec cette phrase qui va sans nul doute faire hurler tous les professionnels de la pensée philosophique :
« Tous les interprètes de Hegel, y compris ses adversaires, se sont trompés. La révolution, l'érotisme ou le pouvoir financier sont des solutions frivoles. Il ne faut pas interpréter Hegel mais l'être. Ce qui a pensé à travers lui, l'est. »
Ah, si l'enfer pouvait exister comme Lucien (écrivain grec du 2ème siècle après le Christ) l'a imaginé dans son dialogue des morts, j'aimerais bien pouvoir interroger des philosophes comme Michel Onfray sur le sens d'une telle phrase …
Si vous rapprochez cette phrase avec ce qu'il a précédemment écrit sur la Bible, vous avez envie de remplacer Hegel par Dieu, avec le même sens ironique et purement humain que Sollers lui accorde, et alors cette phrase nous renvoie au sens global de l'ouvrage. Car il y en a, Sollers n'est pas un écrivain du dimanche qui se contenterait d'aligner des mots sans avoir une idée très précise de leurs destinations. Vous avez fini ce livre, mais vous n'en êtes pas quitte pour autant, car il y a des tas de choses qui vont vous turlupiner, et vous serez obligé de rechausser vos lunettes et de vous replonger dedans.
Votre sensation initiale d'être décontenancé ne résistera plus ; vous trouverez très rapidement le sens de cet ouvrage qui va alors sonner comme une autobiographie intellectuelle de l'auteur ; il revisite tout ce qui a pu forger sa personnalité, de la religion au politique en passant par la philosophie ; il va être capable dans ces quelques 230 pages de se défaire de leurs influences pour tenter (et réussir) de trouver le fond de sa propre personnalité ; et en ce sens, le mot roman se justifie puisque c'est à un parcours au plus profond de son être que nous invite l'écrivain … et avec cet autre tour de force où le lecteur ne saura jamais quand, où et comment se sont opérées ses principales évolutions : en quelque sorte, un roman sans actions ! Et ce ne sont pas les quelques digressions sur la jeunesse ou les textos qui vont nous replonger dans le monde frivole qu'il a auparavant fustigé ; elles permettent au contraire de mieux suivre le parcours de ce livre.
On comprend alors parfaitement la citation qu'il fait du mathématicien persan Omar Khayyam (1047-1122) :
« Puisque la fin de ce monde est le néant,
suppose que tu n'existes pas, et sois libre »
Editions Gallimard, 2016, 230 p., 19€
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