Marie Meier, une femme comblée ? Qui pourrait penser le contraire ? Et ne pourrait-on envier une telle femme qui, à chaque anniversaire, reçoit un bouquet de quarante roses, de la part de son mari, Max, un politicien qui a réussi à s'imposer ?
A l'occasion de cet unième anniversaire avec cet unième bouquet de quarante roses, Marie se laisse entraîner dans cette espèce de tourbillon vertigineux des souvenirs.
Née Minet, de la famille de cet émigrant russe qui a fait fortune dans la couture, elle est devenue malgré elle, et par la volonté de sa mère, catholique, alors qu'elle est d'une famille juive ! Marie est l'objet de toutes les attentions de son père, profondément musicien ; avec une rigueur et une rigidité que ne désapprouveraient certes pas nombre de professeurs émérites, il va lui donner une solide (c'est l'adjectif consacré par la coutume dans le monde musical) formation de pianiste. Comme la famille Minet a gardé quelque liens avec la Russie, et y compris la toute récente soviétique, c'est très naturellement que son père s'arrange avec un autre exilé russe- et sans doute un grand pianiste- Fadeiev ; grâce à lui elle va être admise au sein du Conservatoire.
L'on sait les événements tragiques qui ont précédé la seconde guerre mondiale, et le pays (c'est à dessein que je reste dans le flou !) n'a pas échappé à ces courants extrémistes, génocidaires qui ont marqué l'Europe. Marie et son père vont donc entreprendre un voyage pour fuir ce que leur appartenance à la communauté juive peut leur faire redouter de pire. Périple qui les amènera au port de Gênes, où le père abandonnera sa fille pour se rendre, prétendûment, en Afrique … abandonner ? En apparence seulement, car on découvrira que ce sera une feinte pour la préserver des turbulences qui s'annoncent, et la protéger en ayant prévu son refuge dans un pensionnat catholique très strict.
Quand son père, une fois l'horreur passée du nazisme, retournera en Europe, il enverra un signal à Marie, qui, pour quitter le couvent et rejoindre le domicile familial, va user d'un stratagème vieux comme le monde (mais qui prend toujours chez le lecteur, tout au moins!) : faire croire qu'elle est amoureuse d'un jeune homme et … ce dernier sera en réalité un très jeune journaliste qu'elle a remarqué pour une de ses chroniques... et c'est ainsi qu'elle deviendra Marie Meyer-Minet.
Elle abandonnera le piano pour se consacrer à la carrière de son époux, ce qu'elle réussira parfaitement, car, en plus d'être une femme très belle (mais les héroïnes de tous les romans ne le sont-elles pas par définition?) elle est douée d'un sens très profond de la diplomatie. Le roman s'achèvera, lorsque Marie, devenue veuve, se retirera du monde.
Roman qui nous force à nous interroger sur la nature même du roman, tant il reste, bien évidemment volontairement dans le flou, ou plus exactement tant il arrive à jongler avec le flou et le réel, et à les doser de telle façon que le lecteur n'arrive plus non seulement à faire la frontière entre l'un et l'autre, au point de se demander où sont l'un et l'autre.
Quelques exemples illustrent à merveille ce procédé : le pays ? Nous sommes en Suisse, mais on pourrait tellement bien se situer en Allemagne, n'est-ce pas déjà l'ambiguïté entre l'Allemagne et la Suisse Alémanique ? L'auteur en joue d'autant mieux que cela lui permet d'utiliser la période nazie que traversent ses héros. Et cela lui permet aussi de nous rappeler quelques vérités historiques : le courant pro-nazi qui a été très fort en Suisse alémanique … mais sans pouvoir aller, heureusement, jusqu'au génocide des juifs.
L'auteur renforce cette ambiguïté territoriale par le simple fait qu'il ne donne pas de noms de lieux ; ainsi quand il parle des allées et venues de Max, comme homme politique, entre la capitale et la ville où réside sa femme ; on ne sait de quelles villes il s'agit !
Mais il y a encore plus troublant c'est lorsque les noms eux-mêmes prêtent à confusion : deux cas très précis, deux musiciens, un certain Fadeiev, ce nom ne nous dit rien, mais si par curiosité vous vous plongez dans les ouvrages encyclopédiques, vous apprendrez qu'il y a bien eu, à la même époque un … écrivain de ce nom, et qui s'est même attiré les foudres de Staline. Plus fort encore comme confusion le professeur de Marie : Boulez ! Car c'est là où vont se mêler toutes les niveaux de confusion (le géographique et le patronyme) ; Pierre Boulez compositeur français universellement reconnu, mais qui n'a jamais enseigné en Suisse, par contre à Darmstadt en Allemagne, mais alors l'action se passe-t-elle en Suisse ou en Allemagne !
Vous voyez qu'on en arriverait presqu'à douter !
Et heureusement, car il s'agit d'un procédé très astucieux, qui permet à l'auteur de solliciter constamment l'imagination du lecteur.
Et ce n'est pas le seul.
L'autre procédé sans nul doute beaucoup plus répandu, consiste à inventer des événements à partir d'une réalité totalement avérée.
Prenez les exploits du père de Marie en Afrique : inventés ? Vous ne le croyez pas, tant il accumule des détails historiques, la présence entre autres des deux grands protagonistes, Rommel pour les allemands et Montgommery pour les alliés … mais le reste ? Vous doutez encore, eh bien replongez-vous dans la fameuse BD d'Ugo Pratt, « Scorpions du désert » … et le procédé vous sautera aux yeux.
En tout cas, c'est du travail remarquablement fait, d'autant plus qu'il sait croquer avec art tous les personnages, les héros, bien sur comme Marie son père et son époux, mais aussi les secondaires, comme le frère de Marie ou encore cette stupéfiante mère supérieure du pensionnat où a trouvé refuge Marie.
Bref, un très grand roman ! Et merci à la Suisse de l'avoir enfanté !
PS Editions verdier, 2015, 294 p., 18€
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