Fils d'émigrés qui ont quitté l'Allemagne prussienne pour s'établir aux Etats-Unis, Jean-Gaspard Bäuerle, après avoir fait fortune, retourne avec sa fille Irène, dans sa ville natale de Siebenwasser (ne la cherchez pas sur une carte, c'est une ville sortie tout droit de l'imagination du romancier... encore que il semblerait qu'une ancienne ville du Nord de La Turquie ait porté autrefois ce nom !).
Nous sommes en 1927, c'est la fin de la république de Weimar, qui a définitivement éliminé leur hégémonie des Prussiens – vous savez la dynastie des empereurs Guillaume - sur l'Allemagne.
Mais c'est aussi une période cruciale pour l'Allemagne, car deux grandes tendances politiques vont tenter de s'approprier le pouvoir : les socialistes d'une part, et surtout, d'autre part, Adolf Hitler qui a mis sur pied une redoutable armée parallèle, les S.A. On saura comment les premiers, empêtrés dans des querelles idéologiques, n'ont pas su résister à la percée des seconds. Des premiers, le romancier nous parle peu ; pour un lecteur d'aujourd'hui qui ne connaît pas forcément bien cette époque, avec toutes ses subtilités idéologiques, il y a souvent une ambiguïté entre la notion de socialisme, telle qu'un Marx a pu la définir, et celle de nationalisme-socialisme telle que le nazisme va la développer pour aguicher et dévoyer les ouvriers allemands. Ernst Glaser démonte parfaitement ce travail de sape et de captation des esprits et conscience.
De même, il décrit minutieusement toutes les circonstances qui ont favorisé l'épanouissement du national-socialisme : crise politique, crise économique permettent à l'idéologie raciste et haineuse de s'enraciner : on trouve facilement le bouc émissaire, il est tout naturellement désigné, c'est la « juiverie » responsable de tous les maux, on les retrouve comme banquier et comme hommes d'affaires, mais ce sont aussi les communistes, l'URSS n'étant pas tellement éloignée géographiquement de l'Allemagne.
Et c'est dans ce contexte qu'arrivent Jean-Gaspard et sa fille.
Comme il est très riche, on fait fête à Jean-Gaspard dans sa petite ville natale ; il va réussir, avec l'aide des autorités locales, à acheter un vaste domaine à l'abandon, le réhabiliter et le transformer en une exploitation modèle qui non seulement va nourrir mais aussi va apporter de nouvelles richesses.
L'esthète qui sommeille en chaque lecteur appréciera particulièrement la construction de ce roman : le parallèle frappant entre la montée du nazisme, sa mise en place progressive et la réussite du domaine de Jean-Gaspard ; il appréciera aussi cet autre cheminement, antagonisme bouleversant : entre une génération qui se déshumanise totalement, allant jusqu'à renier, pour réussir, tout sentiment autre que celui de servir la Nation Allemande, notion qui remonte au plus lointain de la mythologie saxonne, et cette désillusion qui se fait de plus en plus jour, celle de Jean-Gaspard qui voit s'effondrer progressivement sa croyance en la générosité du citoyen allemand. Le titre de ce roman prend alors une signification dramatique particulière.
On appréciera aussi l'évolution de quelques personnages clés : celle déjà mentionnée de Jean-Gaspard, mais également celle du jeune Hans ; embrigadé par idéal de justice dans les S.A. L'amour qu'il va porter à Irène va lui ouvrir les yeux, et lui montrer à quel point il faisait fausse route.
Mais les S.A. ne pardonnent pas à ceux qui les quittent (en langage de parti politique, cela s'appelle trahison !) ; et totalement écoeuré de ce monde, il préférera se tuer.
Et les évolutions de ces personnages sont à l'image de celle que subit la société allemande ; la crise économique qui fragilise à ce point que les plus faibles n'ont d'autres choix que le suicide : si celui du boulanger, ruiné par la banqueroute du système financier, reste froid et lucide, comme si il ne recevait en fin de compte que ce qu'il méritait, par contre celui du paysan est poignant, car pour lui c'est la fin de tout ce à qui il avait pu croire et qui fondait les raisons de sa propre vie ; mais dans ces deux cas, il est impossible de ne pas faire le lien entre l'émergence d'une société complètement déshumanisée et l'impossibilité pour tout humain porteur des sentiments propres à l'homme de pouvoir faire partie de cette nouvelle société.
L'on retrouve le même parallèle avec l'amour et la sexualité ; il est frappant de constater comment l'homosexualité est envisagée par les nazis : non comme l'expression d'une attirance naturelle, mais bien parce qu'elle permet, bien mieux que l'hétérosexualité, de participer à la création de cette société où chaque individu serait totalement voué à l'apparition de cet « homo germanicus » nouveau. Dans son refus de cette homosexualité avec un responsable nazi, Hans redevient humain à part entière et ne peut que se couper définitivement de ses anciens camarades S.A.
Ce roman devient alors une grande œuvre, dans ce sens que l'auteur a le sens de la fresque historique et sociétale : il sait, à partir de faits réels très précis, s'évader de la réalité proprement dite pour en tirer les leçons essentielles : la scène de lynchage (avortée, certes!) de Hans est d'une extrême densité dans la mesure où l'auteur réussit à montrer jusqu'où peut mener l'endoctrinement d'une foule et il en est de même pour la scène où les S.A. viennent troubler la fête d'automne que donne dans sa propriété Jean-Gaspard.
Dénonciation du nazisme, quand on sait que la première édition française de ce roman date de … 1937 ! Mais ce qui frappe le plus, c'est le caractère universelle de cette dénonciation. La prise du pouvoir est finement analysée, la collusion entre pouvoir économique et politique démontrée rigoureusement ; quant à l'abrutissement du peuple par des beaux parleurs qui ne font appel qu'à des réflexes populistes, elle fait vraiment mal, tant elle est juste.
Et cette dénonciation porte d'autant plus, qu'elle est parfaitement maîtrisée dans sa logique et dans son style : que ce soit dans l'énonciation des thèses nazistes et dans leur réfutation aucun excès de langage, et encore moins aucune insulte ; et quand il évoque l'idéologie socialiste, aucun préchi-précha, pourtant il aurait pu facilement céder à cette tentation, lui qui a même fait partie dans les années 30 du parti communiste (1).
C'est grâce à Arthur Koestler qui mentionne cet écrivain dans son roman « Les tribulations du camarade Lepiaf » que j'ai pu découvrir Ernst Glaeser ; et il m'a fait la même impression que cet autre écrivain lui-aussi allemand et anti-nazi acharné, Thomas Mann. Et quelle que que soit la vie qu'il a connue par la suite et les choix qu'il a été amené à faire, il mérite largement de rester, neserait-ce que pour ce roman, dans toutes les bibliothèques.
-1 : assez curieusement, cet écrivain, sans doute poussé par la double nécessité, amour de son pays et contrainte économique, rejoindra le nazisme en 1939 !
Editions Grasset, 2008, 494 p., 12,60€
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