J'aime ces titres qui ont tant et tant de significations possibles ! Crue ? Est-ce une personne, une idéologie, une religion, ou tout simplement une chose en laquelle on croit ? Ou alors est-ce l'adjectif, en opposition à une viande, par exemple, cuite ? Ou encore ce même adjectif qui s'adresse à une proposition osée, grivoise ? La quatrième de couverture ne vous renseigne pas plus et ce roman s'ouvre déjà sur une cette immense interrogation, jusqu'au moment où, incidemment, presque par hasard, l'auteur mentionne ce phénomène géographique où les rivières sont en crue ! Mais ce n'est qu'une évocation succincte, et il vous faudra attendre le dernier tiers de ce roman pour que le titre prenne sa totale signification.
L'auteur voudrait décourager son lecteur, qu'il ne s'y prendrait pas mieux ! Il commence par une espèce de grande introduction où pendant quelques pages, il va prôner tout le contraire de ce qui constitue un roman.
Finie la notion d'auteur bien individualisée et repérable, il va même jusqu'à insinuer que les pages qu'il va nous offrir, auront peut-être été écrites par un écrivain professionnel, autre que lui.
Finie encore la personnalité des personnages : leur psychologie, leurs états d'âme ou même la perception, qu'ils peuvent avoir des choses extérieures, tout cela ne compte guère.
Et pour compléter ce tableau, dès le début de la première partie, nous sommes avertis : finies les descriptions bien léchées d'un décor enfermant l'action : pour l'auteur, aucune importance à ce que le lieu soit reconnaissable et identifié ; ce que l'auteur a à nous dire ne dépend absolument pas du cadre et a, dans ce sens, une portée universelle. Cette ville, la sienne natale, qu'il retrouve, il ne la nomme pas (mais on a suffisamment d'éléments pour deviner qu'il s'agit bien de Paris), et il s'arrange pour faire en sorte que cela ne sert à rien de lui donner un nom, puisque les détails qu'il en donne, pourraient très bien être ceux d'une toute autre grande capitale européenne (enfin de celles que je connais!)
Ajoutez à tout cela que, quelques chapitres plus loin, il s'attaquera de la même façon au temps qui n'est plus une circonstance impérative dont il faut accepter les contraintes,
Et vous aurez alors un horizon de l'univers dans lequel va se dérouler malgré tout ce qu'il faut bien appeler un roman.
Mais pour quelles raisons sommes-nous donc entraînés à suivre cet écrivain dont l'originalité apparente consiste à détruire ce pour quoi il est fait ?
Et c'est là la première astuce de ce romancier hors pair (et tant pis si je laisse déjà passer ce que je pense de lui !) : il utilise, toujours dans ce « prologue », un mot qui va capter notre attention et nous forcer à poursuivre : épidémie. On a tous en mémoire ces romanciers illustres qui se sont emparés des grands maux, peste ou choléra, pour bâtir de véritables chefs d'oeuvre ; on s'attend donc à ce que, une fois le mot lâché, l'auteur nous entraîne dans une aventure similaire !
Eh bien non, et c'est aussi une autre facette de ce romancier, c'est de retarder toujours plus le moment où il va progresser et nous faire découvrir la nature de cette « épidémie ». Et pour ce faire, il va introduire des épisodes qui, à première vue, peuvent sembler œuvre de diversion, mais qui, en fait, nous rapprochent toujours plus de ce qu'il entend par épidémie. Ce sera donc l'épisode où sa mère, mourante, croit voir sa petite fille, morte pourtant depuis longtemps ; ce sera aussi l'épisode avec le chat, ou encore un suivant, celui du foyer de travailleurs immigrés qui va brûler ; et encore plus loin, celui de la crue qui va inonder une grande partie de sa ville.
Mais auparavant, une partie centrale : la rencontre d'un couple (mais là-aussi, le détail qui aurait marqué tout autre roman, la nature même de ce couple, n'a aucune importance, il en évoque les différentes possibilités, mais pour la seule anecdote, histoire de désorienter un peu plus le lecteur !) ; la femme se révèle une excellente pianiste ; l'histoire de cette liaison (rassurons-nous la durée, même si elle n'a pas d'emprise sur le cours du récit, est indiquée : une quinzaine de jours) est intéressante car, si elle fait apparaître la relation physique et aussi intellectuelle du couple, elle bannit toute approche passionnelle ou follement amoureuse ; montrant ainsi que même dans le domaine « sentimental » la solitude de l'humain est immense et ne peut que renvoyer à ce grand vide qui l'habite.
J'ai beaucoup aimé cette définition qu'il donne de l'interprète « Elle n'interprétait pas la musique, expliquait-elle, elle l'évoquait (p.153) » Cette position permet de nous faire comprendre à quelle type d'épidémie il fait allusion : celle où l'on ne s'attarde plus (mieux on l'ignore) sur l'apparence des choses, mais où les choses (et aussi) les êtres s'évanouissent, ne nous renvoyant qu'à un lointain souvenir d'eux et elles. Pour arriver, et ce sera la conclusion du compagnon de la pianiste avec lequel notre héros va terminer un certain nombre de nuits, à la définition même de cette épidémie ce « mal » dont sont frappés nombre de citoyens, être aspiré par un grand vide. L'épisode final, la grande crue, ne venant qu'en application métaphorique de ce néant. qui forme le noyau central de ce roman.
On admirera le talent du romancier ; pour la plus grande partie des lecteurs, un roman doit obéir à des règles de construction précises, s'il veut enchaîner, fasciner ; c'est donc l'architecture même qui doit être soignée, et parfaitement lisible, même si, bien évidemment, cela n'exclut absolument pas la fantaisie. Dans la négation même qu'il nous donne constamment de cette règle, faisant preuve d'hésitations, de maladresses, dont on se rend bien compte qu'elle sont volontaires, l'auteur respecte une autre architecture, tout aussi efficace, même si elle décontenance et à juste titre le lecteur.
Mais si ce dernier surmonte ses doutes et les réticences que les premières pages peuvent provoquer, alors là, il se régale ! Car il voit bien derrière toutes ces fausses « maladresses » le cheminement de la pensée de l'auteur ; et comme elle progresse ! Un peu comme une partie d'échecs où les règles auraient changé et où, par exemple, le cavalier pourrait se comporter comme une tour et le fou comme un cavalier !
On pense, étonnamment, au pointillisme ; peignez des points : chacun pris isolément n'a aucune signification, mais si vous commencez à les assembler, le sens apparaît, et avec lui l'oeuvre. Voilà ce à quoi nous assistons tout le long de ces 262 pages, avec aussi cet autre adage, à la fois mystérieux et tellement clair : cette fameuse phrase latine « est enim magnum chaos » (« il y a, en effet, un grand chaos » mot que l'un des protagonistes de ce roman, préfère traduire par vide !) ; cerise sur le gâteau, cet adage latin serait le thème d'un roman anglais (19ème ou 20ème, là-aussi l'auteur nous laisse volontairement dans la plus grande imprécision !) dont on ne nous donne même pas le nom comme s'il pouvait aussi s'agir d'une autre fantaisie et création de notre auteur !
Enfin on admirera aussi toutes les allusions aux problèmes de notre, société : travailleurs immigrés, urbanisme délirant, pouvoir politique et désinformation … critiques aussi de nos modes de pensée ! Analyse fine, même si à l'emporte pièces parfois, de l'humain dans la société : l'exemple type étant bien le voyeurisme devant un malheur (incendie ou crue) et/ou un très grand danger tout en sachant qu'on ne risque rien personnellement.
Bref, comment ne pas se retrouver dans un tel roman ! A lire sans modération ! Dommage qu'il n'ait pas été sélectionné dans la liste des goncourables !
Editions Gallimard, 2016, 262 p., 19,50€
Commentaires