Il aime bien, Sorj Chalandon, s'aventurer dans des domaines délicats, ceux sur lesquels plane une aura d'irrationalité, d'ambiguïté, voire de prude hypocrisie. L' « IRA » et les révolutionnaires irlandais nous avaient bouleversés, la fracture libanaise fascinés … et le voilà qui s'attaque à un autre grand tabou de l'histoire française : la Résistance !
Ingénieuse sa façon de procéder : ni littérature, ni historique, seulement le souvenir ! Un biographe professionnel, enfin un de ces écrivains qui rédigent pour ceux qui ne le peuvent ni le veulent, le livre de leur souvenir ; et une jeune femme Lupuline souhaite qu'il raconte les faits de résistance auxquels son père, Tescelin Beuzaboc a participé.
Commence une série d'interview entre le Résistant et le biographe, qui très rapidement a des doutes sur la sincérité des faits racontés ; d'autant plus de doutes qu'il a en mémoire les actions de résistance accomplies par son père. Il va alors découvrir que Tescelin Beuzaboc n'est en fait qu'un mystificateur, et que c'est seulement par amour pour sa fille qu'il s'est inventé ce passé de résistant.
Le livre paraîtra néanmoins en quelques exemplaires pour sa famille et ses amis : il le distribuera lors d'un repas … mais ce sera pour avouer qu'il a menti à tous, et pour s'en excuser.
Utiliser la Résistance, c'est prendre le risque de s'attaquer à ce qui est devenu un tabou : tout le monde sait que tous les Français ont été résistants, de même qu'ils ont tous été Gaullistes dès le 18 juin 40 ! Etrange … dans ma mémoire, ma mère était pétainiste et a fait chanter de très nombreuses fois « Maréchal nous voilà ! ».
Mais dans ce roman, l'art de Chalandon c'est de démonter ce mythe d'une façon très originale : montrer que la mystification à laquelle se sont exercés de très nombreux Français se faisant passer en 45 pour de vrais résistants alors qu'il n'en était rien, pouvait être un ballon de baudruche qui se dégonfle. Et l'enquête à laquelle se livre rigoureusement le biographe est un modèle du genre : ne s'en tenir qu'aux faits, à ceux qui forcément ont été connus dès leur accomplissement, un train qui déraille, cela n'est pas sans laisser immédiatement des traces, ne serait-ce que par les représailles, le tout signalé dans la presse de l'époque.
L'auteur va encore plus loin dans cette démystification ; ce que peut signifier le fait de prendre un pseudonyme, et en ce sens celui de Beuzaboc est particulièrement bien choisi ; ce n'est pas seulement pour le fait de ne pas être reconnu dans sa véritable identité (c'est le ba.ba de la pratique de la clandestinité !), c'est aussi parce que cette fausse identité permet d'être plus « courageux » qu'en réalité. Alors Beuzaboc a-t-il existé en tant que résistant ? Etonnament, il n'y a pas de trace de ce pseudonyme qui refuse aussi à dire à quel réseau il a appartenu. Et le biographe de comparer avec la réalité de son père comme résistant, son pseudonyme, sa position dans un réseau bien identifié !
Alors se pose la question essentielle, celle qu'on du aussi se poser tous les faux Résistants : pourquoi se forger un passé glorieux, alors même qu'on n'a pas eu le courage d'y participer ? La réponse, pour éviter d'être taxé de lâcheté et esquiver l'opprobre des autres, et si ce n'est pire encore, est trop facile ; même si elle a existé réellement, elle n'est pas suffisante. L'autre réponse, corollaire, paraître meilleur aux yeux des autres, n'est pas non plus suffisante, même si elle peut et doit être légitimement invoquée. Dans le cas précis, Sorj Chalandon fait surgir une autre dimension à cette mystification : forcer l'admiration et donc être encore plus aimable aux yeux de qui on est déjà aimé ! C'est pour sa fille qu'il a tout inventé, et près l'engrenage a fait le reste.
On serait alors tenté de croire qu'ici s'arrête l'analyse de la démystification, en fait, l'auteur y ajoute encore un degré : la fille, in fine, n'est pas dupe de l'invention de son père. Mais le lien du sang étant encore le plus fort, elle ne cessera pas pour autant de l'aimer. Transcrivons au niveau de la société : même si nous avons pu prendre connaissance de la mystification de nombre de faux résistants, nous ne pouvons leur en vouloir (1) car appartenant à notre communauté humaine ! Comme si nous leur étions, à notre tour, reconnaissants d'avoir osé ce que nous ne pourrions jamais accomplir !
Pessimiste ? Peut-être, mais c'est si magnifiquement raconté.
Décidément ce Sorj Chalandon, quel romancier ! J'avais été envoûté par « Mon traître » et par « Le quatrième mur », et là j'ai lu avec la même fascination ce roman ; ne vous en privez pas, vous passeriez à côté d'un immense plaisir !
-1 J'ai souvenir d'un commerçant notoire dans certain village qui faisait partie en 1944 des résistants … et qui, lors de certains parachutages d'argent destiné à financer les opération des maquis, a réussi à détourner, avec l'aide de quelques-uns de ses camarades, l'argent ainsi envoyé … L'on a découvert de pot aux roses quelques années, plus tard lorsque ledit commerçant s'est retrouvé suffisamment riche pour s'agrandir notablement !
Edtions Livre de Poche, 2015, 254 p., 6€
Commentaires