Bernard Shaw : Pygmalion (1)
Pygmalion, depuis cet heureux temps où j'ai baigné dans la mythologie grecque (2), il y a des personnages qui intriguent d'autant plus qu'ils semblent si proches de toutes ces aspirations plus ou moins raisonnables que chacun d'entre nous peut porter en lui.
Utopies ? M'interrogeant un jour sur cette extraordinaire fascination que pouvaient exercer les statues féminines des fontaines (en particulier celles du nord et du sud) de la place Navone à Rome, j'en arrivais à cette invraisemblable constatation en forme d'interrogation : si ces magnifiques sculptures n'étaient qu'une idéalisation de la Femme, et si les sculpteurs n'avaient-ils pas eux aussi caressé cet espoir insensé de rendre leurs statues aussi vivantes que n'importe quelle autre femme ? Car, c'est bien cela qu'a réalisé Pygmalion, ce fils d'Athéna, lui qui fit une si belle statue de femme qu'il en tomba amoureux … au point de demander à sa déesse de mère de la rendre vivante … Et que ne font donc pas les mères pour leurs fils ? Athéna, le permit, Pygmalion put même, si on en croit la mythologie, se marier avec elle !!!
Alors imaginez avec quelle ardeur je me suis emparé de cette pièce de théâtre de Bernard Shaw.
Il la transpose dans le domaine de la langue, et de tout ce qu'elle peut représenter comme lien social et moyen d'appartenir à telle ou telle classe sociale : un redoutable philologue, le professeur Higgins, est capable d'identifier chaque citoyen, son origine et sa condition sociale, par les seuls mots qu'il emploie, et il se propose même de transformer Eliza, une jeune vendeuse de fleurs, en une femme du monde.
Thème séduisant s'il en est, et qui se prête bien aux effets théâtraux : quoi de plus comique que de jouer sur les déformations populaires d'une langue, ou encore sur les oppositions de mode de vie entre ceux d'une jeune fille du peuple sans la moindre « éducation » et ceux de la « haute », tellement plus affinés parce que codifiés avec rigueur et extrême précision !
Effets comiques garantis certes ! Pourtant il faut dépasser et cette première approche et surtout cet aspect qui voudrait tenir pour inférieurs ceux qui ne sauraient s'exprimer avec élégance. Bernard Shaw ne manifeste aucun mépris vis-à-vis de ceux qui n'ont pas eu la chance de pouvoir profiter d'une « bonne » éducation, au contraire, la seule prétention qu'il a, c'est de faire en sorte qu'ils arrivent à s'en sortir ; d'accord, le choix qu'il propose d'en faire une femme du monde, est un choix « de classe », pour reprendre une terminologie marxiste ; mais pour bien goûter de cette pièce, il faut gommer cette analyse bien trop puriste et minimaliste pour considérer cette autre préoccupation, éviter aux déshérités d'être obligés de se contenter du caniveau, comme le dit à plusieurs reprises Higgins.
C'est pourtant là aussi le second écueil, celui du misérabilisme ou de la charité que voudrait faire notre professeur. Se contenter de cette explication, c'est commettre la même erreur que précédemment, et c'est donc s'enfermer dans une lecture trop restreinte de la pièce ; pour l'éviter, il faut avoir constamment à l'esprit le titre Pygmalion. Dans la démarche du professeur Higgins, il y a aussi cette attitude de l'esthète ; l'art pour l'art, cela n'existe pas ; l'art n'a de finalité que si il s'applique aux humains, et si ces derniers sont capables de le percevoir à sa juste valeur ; Eliza ne l'intéresse pas en tant que personne humaine mais seulement si elle est en mesure d'apprécier à sa juste valeur le langage et d'en reproduire toutes les beautés. C'est aussi ce qui explique qu'à la fin de la pièce, Higgins se trouve fort décontenancé lorsque Eliza lui demande seulement d'être humain, et d'avoir son amitié. Elle a retourné complètement la proposition initiale ; Higgins n'est plus le maître de sa création, et à partir du moment où sa « créature » est devenue œuvre d'art, alors il ne peut que lui être soumis, et perdre toutes ses prérogatives de créateur ! Higgins devient alors Pygmalion.
Mais au contraire du héros mythique, Higgins ne peut prendre position. L'auteur se contente d'ouvrir une porte, et il s'arrête juste au bon moment, celui où s'il avait franchi l'entrée, il serait devenu ennuyeux parce qu'il en aurait fait une pièce à thèse, où la « morale » à imposer l'aurait emporté au détriment de la fraîcheur et spontanéité des personnages, au détriment de la cocasserie des situations, et au détriment même de la logique de son thème.
Alors, oui, elle est bien alléchante cette pièce de théâtre, et comme elle doit être passionnante à voir en réalité sur une scène !
-1 Je crois que j'en voudrais toute ma vie à des incultes et hommes d'affaires sans scrupules qui ont osé dénaturer ce nom en Bygmalion pour en faire l'une des escroqueries politiques les plus éhontées qui aient à jamais marqué le quinquennat d'un incertain Nicolas Sarkozy.
-2 Cela ne veut pas dire pour autant que seuls ont droit à cet heureux temps ceux qui ont eu le bonheur d'être initié à cette source culturelle !
PS Edition l'Arche, 2015, 141 p., 14€
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