Quels qualificatifs attribuer à cette partie de l'histoire africaine, celle qui dans les années 1980-1990 a vu apparaître ce phénomène des enfants soldats ? Triste ? Abominable ? Inhumaine ? Atroce ? Et comment pourrions-nous le juger en toute objectivité, nous autres occidentaux, qui, par notre volonté d'hégémonie économique et d'exploitation à notre profit de toutes les richesses de l'Afrique centrale, avons largement contribué à l'éclosion de ces multiples conflits bien souvent d'origine tribale ?
Notre bonne conscience nous a permis, parfois, d'en avoir honte.
Alors quand c'est un écrivain africain qui raconte, nous sommes forcés de redevenir vierges de toute notre culture, de tous nos préjugés aussi, et découvrons ce qu'a été cet univers pour des milliers et des milliers d'enfants.
C'est donc l'histoire d'un enfant, il s'appelle Birahima. Qu'a-t-il fait à Allah, pour que sa mère, victime d'une gangrène impossible à soigner (victime d'un mauvais sort), vienne à mourir, et qu'il soit séparé de sa tante qui l'a pris en charge par des événements tragiques ? Il va partir à sa recherche en compagnie de Yacouba, féticheur, mais aussi multiplicateur de billets, et accessoirement bandit. Le sort va s'acharner sur eux deux (Allah?), et pour seulement survivre, Birahima n'aura pas d'autre choix que d'être enfant-soldat aussi bien au Libéria qu'en Sierra Leone … mais lorsque lui et Yacouba retrouveront la trace de la tante, ce sera trop tard, elle sera morte et enterrée dans une fosse commune.
Comme on comprend que ce roman ait obtenu le prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens en 2012 (1). Ne serait-ce que par l'histoire et la façon dont l'auteur la raconte, on est en présence d'un grand roman. Accordons lui le seul défaut (avez-vous déjà vu une œuvre parfaite ?) : un recours un peu trop fréquent aux dictionnaires pour expliquer au lecteur quelques expressions françaises ou africaines dont est émaillé son texte. Cela coupe malheureusement la narration. Mais bon, faites abstraction de ce tout petit défaut et plongez-vous dans ce récit. Si vous êtes comme moi, dans la moyenne des Français (et pas seulement … on pourrait écrire des Européens !) et que l'histoire de l'Afrique centrale (2) vous échappe quelque peu, alors vous allez avoir un véritable cours sur ce que représente dans cette partie de l'Afrique la notion de tribu et de peuplade. Vous comprendrez aussi comment l'organisation colonialiste – qu'elle soit française ou anglaise – a pu imprégner de sa marque toutes ces civilisations (et les humains !) pourtant bien antérieures à l'arrivée des nations européennes. Quelque chose frappe dans ce récit et dont on n'a peut-être pas assez conscience, c'est à quel point les Africains, enfin ceux qui ont su profiter des occasions pour s'emparer des différents pouvoirs, ont su assimiler l'essence même de la tare originelle du colonialisme : faire suer le burnous (c'était ce qu'on disait en Afrique du Nord pour décrire l'exploitation effrénée que subissaient les ouvriers agricoles, tunisiens, algériens ou marocains) pour s'enrichir le plus possible et dans les plus brefs délais … Et la population dans tout cela ? Les plus ingénieux de ces exploiteurs africains ont réussi à le comprendre et ce sont les ethnies majoritaires sur un territoire qui ont alors assumé le pouvoir, mais avec le même but !
Même si Allah est souvent mentionné, et ce de façon ironique (3), remettant parfois en cause le caractère sacré de ce Dieu (d'où le titre du roman), très intéressante est cette façon dont les tribus africaines que mentionne Kourouma, abordent le problème de la religion, au sens le plus général du terme : qu'elles aient été converties à l'Islam ou au Catholicisme, il y a de toute façon coexistence avec les traditions, et l'on fait aussi bien appel aux amulettes, fétiches et autres grigri qu'aux rites des différentes religions.
Et les guerres dans tout cela ? Certes des guerres fratricides opposant différentes tribus à l'intérieur d'un même pays ; on relèvera juste au passage, cette autre dénonciation, l'absurdité des frontières de ces pays d'Afrique centrale ; ils ont été découpés, n'importe comment, et sans tenir de l'aire géographique des peuplades qui existaient bien avant l'arrivée des puissances coloniales et leur main mise sur l'Afrique. On connaissait le schéma théorique qui aboutissait à cette chose effroyable que de jeunes enfants pouvaient être embrigadés, armés et dans le seul but de tuer. Mais l'auteur se fait ici témoin, et rapporte la réalité telle qu'elle a pu être vécue par de nombreux enfants-soldats.
Et cela fait mal, très mal, même si bien souvent pour détendre cette atmosphère particulièrement tendue, l'auteur fait alors appel à des exutoires, tels que rappels à Allah ou jurons africains.
Mais heureusement cette réalité est souvent coupée d'anecdote ou d'événements où se mêlent le tragique, le comique, l'héroïsme : c'est le cas, par exemple, de cette religieuse qui est devenue par la force des événements, chef de guerre maniant aussi bien la kalachnikov que la prière.
On remarquera aussi dans ce roman la place des femmes : elles ne sont pas que soumises et esclaves des hommes ; elles savent se rebeller, revendiquer leur place de femme en tant qu'êtres, quitte à vouloir égaler les hommes dans la guerre ; l'auteur mentionnera, non sans une certaine émotion, la place et l'attitude de quelques filles-soldats. On ne peut s'empêcher de souligner aussi l'accent qu'il met à propos de ces dernières sur l'environnement familial et social qu'elles ont eu, comme les garçons-soldats, et qui a motivé leur engagement militaire.
Etonnant roman qui nous permet d'ouvrir un peu les yeux sur cette réalité africaine tellement inconcevable pour nous occidentaux de la fin du 20ème siècle. Et ce n'est pas parce que nous sommes en période de fêtes et festivités qu'il faut pour autant se voiler pudiquement la face ; il ne s'agit pas de s'enfermer dans une posture morale, mais bien d'essayer de suivre l'auteur sur le diagnostic qu'il pose d'une façon si originale, cette originalité étant dans le fond que dans la forme !
1- Pour mes lecteurs Rennais, trois bibliothèques de Rennes ainsi que les Champs libres possèdent un exemplaire de ce roman.
2-Autrefois par un relent de colonialisme et un mépris ouvertement affiché pour ces sous cultures que représentaient les tribus africaines, on nous avait appris à l'école primaire puis au collège et lycée, qu'il s'agissait de l'Afrique Noire. La publicité « Y a bon Banania » ne faisait-elle pas un tabac à l'époque ?
3-Même si l'auteur se prétend mécréant, la position qu'il a vis à vis d'Allah - et que tout croyant de n'importe quelle confession pourrait reprendre à son compte pour le Dieu qu'il adore – mérite d'être soulignée : Allah n'est pas tenu de nous rendre des comptes, il n'est pas non plus obligé de s'occuper de nous, il peut néanmoins garantir le pain à toute bouche qui est ouverte etc... Allah perdrait sa qualité divine pour n'être somme toute que l'un d'entre nous … mais arrêtons de dénigrer Allah, je sens déjà poindre sur moi le couperet d'une fatwa !
PS Editions du Seuil, 2000, 233 p., 18,29 €
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