Asli Erdogan : Le Mandarin Miraculeux
Lors d'un précédent article, le 4 septembre dernier, j'ai eu l'occasion de dire tout le bien que je pensais de cette auteure turque, à propos de son roman « la ville dont la cape est rouge ».
Je ne peux que remercier ma médiathèque préférée d'avoir mis bien en évidence cet autre roman.
Encore une ville qui sert de cadre au roman, qui pourrait presque en être le quatrième personnage. Mais une ville, comme l'auteure le fera quelques années plus tard, avec Rio, vue hors des clichés traditionnels ; il s'agit de Genève ? Que connaît-on de cette métropole suisse ? Des vues, celles que la télévision nous présentent de temps à autre – plutôt rarement, car Genève ne défraie que très très peu l'actualité, des vues donc toujours les mêmes : le lac Léman, une immense photo et … je cherche, mais ma mémoire ne semble pas avoir retenu d'autres clichés (1) ! Asli Erdogan, de même qu'elle préférera plus tard les Favelas méconnues de Rio, se promène de nuit, à ces heures où la population bien pensante, et pas seulement de Genève, est terrée chez elle, se prémunissant dans une foi toute protestante des dangers tentateurs et tentaculaires du diable et de ses acolytes (2). Je parlais d'un quatrième personnage ; oui, car il est extrêmement vivant et mouvant comme tout être humain : quand par exemple, elle entreprend un inventaire à la Prévert sur tout ce qu'on peut rencontrer dans le vieux Genève, ce n'est pas une accumulation figée par une description méticuleuse : elle tisse entre elle et les objets mentionnés une connivence, qui permet au lecteur de mieux saisir toute cette vitalité qui l'anime, elle, en tant que personnage-romancière ; et ce sera toujours le même processus dès lors qu'elle aura besoin de se référer à des rues, bars et autres lieux de prostitutions de Genève. Elle n'est absolument pas dans l'optique d'un reportage réaliste pour une revue people ; non seulement cela ne semble pas l'intéresser, mais pire, cela détruirait cette ambiance à laquelle se réfèrent constamment les trois autres personnages, à commencer par le plus important : la narratrice.
Qu'elle est donc tourmentée cette jeune femme qui se raconte ! Il y a de quoi ! Exilée, émigrée, sans doute volontaire (elle reprendra cette même notion dans « La ville dont la cape est rouge »), quel autre choix a-t-elle que d'écrire ? Non seulement elle vit dans une ville qui n'est pas faite pour elle (elle ledit à mi-mots, sa situation matérielle ne lui permet pas de s'intégrer au milieu genevois) ; elle pourrait trouver refuge dans un amour, un immense amour avec un certain Sergio, le second personnage.
Séduisante relation qui semble nimbée d'irréel, quelques scènes évoquées sont là pour en témoigner. Et quel contraste avec les quelques pages qui en marquent la fin (provisoire?) !
Femme tourmentée oui, parce qu'elle vit ce que nous ne voudrions pas connaître : elle aveugle de l'oeil gauche ; expérience douloureuse s'il en est, mais qui lui permette de mieux situer la place de l'environnement dans la vie humaine ; elle réussit aussi à relativiser les relations humaines qu'elle est amenée à avoir. On ne jauge plus de la même façon les autres quand on les voit d'un seul œil, et eux-mêmes nous nous jugent plus tout à fait comme les autres personnes « normales ».
Et c'est là où intervient le troisième personnage, le double de l'auteure, Michelle ; refuge intéressant ! Mais si vous avez la tentation de la psychanalyse, alors abandonnez-la immédiatement ; ce n'est qu'une fantaisie d'auteure, mais d'auteure qui a besoin de retrouver cette normalité dont l'ont privée des circonstances totalement imprévisibles. J'aime bien la disparition de Michelle qui est le double de la séparation d'avec Sergio, et qui va laisser notre héroïne (mais le je du roman n'est-il que fiction, ou englobe-t-il aussi l'auteure ?) face à elle-même.
Reste le titre ?
Il est beau comme la légende qu'il rapporte ! Mais il est bien plus : à lui seul, il résume parfaitement tout le roman …
Si vous avez entre les mains ce roman, je vous déconseille vivement de vous reporter à la table des matières ; vous aurez l'impression de lire les titres de nouvelles, d'autant que le chapitre central ou presque porte le titre du roman lui-même … vous imaginez l'erreur si, croyant à un recueil de nouvelles, vous commenciez par ce chapitre. Mais une fois que vous aurez fini ce roman, si vous considérez la table finale, alors l'architecture de ce roman vous sautera aux yeux, et vous serez étonné stupéfait de sa dimension et de la maîtrise dont a fait preuve l'auteure.
Vous n'aurez qu'un regret, celui de ne pas connaître le turc, pour pouvoir vous passer de l'intermédiaire (oh combien brillant !) du traducteur.
On ne peut que se féliciter qu'Asli Erdogan ait été libérée, le 29 décembre dernier, après quatre mois de prison, (3) Le seul malheur qu'on peut lui souhaiter c'est de continuer à faire notre bonheur en écrivant de si beaux romans comme ce bijou, petit par l'épaisseur, mais immense par son contenu.
-1 Que mes amis suisses me pardonnent mon inculture qui semble doublée d'une pointe de condescendance !
-2 Que ceux qui me restent de mes amis croyants, et de confession diverse -et ils sont plus nombreux qu'on ne pourrait l'imaginer !- me pardonnent ces jugements un peu à l'emporte-pièce : qu'ils ne considèrent pas mes propos comme des blasphèmes, comment en effet pourrais-je blasphémer, mois qui ne suis plus croyant depuis tant et tant de décennies ? Que mes propos soient considérés et interprétés comme étant une contribution à la découverte de celle que je retiens comme l'un des écrivains majeurs.
-3 J'avoue que la nouvelle m'est passé inaperçue … tant il est vrai que la période des fêtes de fin d'année met aux oubliettes les sujets les plus préoccupants au profit de ceux plus anodins, et de par trop conventionnellement festifs ! Résultat, il m'a fallu la rédaction de cet article pour aller m'enquérir de son sort !
PS Editions Actes Sud, 2006, 111 p., 14€
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