Alexis Michalik : Edmond
Quand ai-je lu le Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand ? Sûrement avant mes 18 ans, je devais être encore au lycée. Mais de quels passages suis-je capable de me souvenir aujourd'hui ? Certes, il me reste comme à chacun d'entre nous, cette tirade fameuse entre toutes, celle du nez : comment ne pas se rappeler Gérard Depardieu, la déclamant avec un incomparable brio dans le film éponyme !
Qu'un auteur de théâtre se saisisse de ce monument pour écrire à partir d'elle une autre pièce de théâtre, n'est-ce pas là une incitation irrésistible à la découvrir ? L'auteur, Alexis Michalik ? Vous ne le connaissez peut-être pas ? Alors, aucune hésitation possible, plongez-vous dans sa pièce, créée en septembre 2016, et ce sera une révélation !
Car c'est une petite trouvaille que d'avoir imaginé ce qu'a pu être la genèse et la création du chef d’œuvre d'Edmond Rostand, et surtout de mêler réalité et invention .
Réalité : oui, la pièce précédente d'Edmond Rostand, « La princesse lointaine » a bien été créée à Paris en 1895, et avec Sarah Bernard, oui c'est bien Coquelin Ainé (ici appelé par son autre prénom Constant) qui a interprété le rôle de Cyrano de Bergerac lors de la création. Notons aussi la présence de Jean Coquelin, son fils. Apparaissent également dans cette pièce des auteurs dramatiques, encore célèbres de nos jours, comme Georges Feydeau ou Georges Courteline.
A ce cadre s'ajoutent des épisodes plus ou moins attestés de la vie d'Edmond Rostand et qui auraient eu un lien avec la création de Cyrano de Bergerac ; comme les vers amoureux ainsi que les lettres amoureuses que Léo aurait déclamés et envoyées à la Jeanne dans la pièce de Michalik, auraient été effectivement l’œuvre d'Edmond Rostand pour une certaine connaissance qui ne savait pas comment déclarer sa flamme à celle qu'il aimait !
Une chose est de se référer à la réalité et une autre est de l'adapter à son invention, et de faire en sorte que cette dernière apparaisse aussi vraie que la réalité peut sembler, elle, déformée.
La brasserie « Chez Honoré » a-t-elle existé ? Il en existe une qui porte ce nom dans le 16ème arrondissement de Paris. Mais celle-là ne pourrait nous intéresser que si ce propriétaire, étonnante création de Michalik, était ce noir, fils d'esclave, : c'est un noir, et comme tel, il a en exécration les racistes de tout poil qui se moquent de lui ; et c'est de sa bouche, lorsqu'un client vient le chatouiller un peu trop, en le traitant de nègre,que Michalik sort un admirable pastiche de ce qui sera la tirade du nez :
« C'est un peu court, jeune homme ! Vous auriez pu dire … voyons, tel un géographe : « Africain, Antillais, créole ». Tel un peintre : « Marron, mélanoderme,moricaud ». …
Oui, étonnante création que cet Honoré, qui va intervenir dans cette pièce à plusieurs reprises et de façon déterminante.
Mais tous les autres personnages, qu'ils soient réels ou inventés, sont plus croustillants les uns que les autres. A commencer par Constant Coquelin : on reconnaît la dualité dont font preuve nombre de grands acteurs : cabotin par la force des choses, mais cela ne le rend pas nécessairement antipathique, il possède le panache qui fait la grandeur de son personnage ; il sait être aussi profondément humain, et l'intérêt qu'il porte à Edmond, hormis la gloire qu'il pourra tirer du personnage en gestation, nous le présente généreux et sachant prendre en main la défense et les intérêts de l'homme-auteur qu'est Edmond.
Les personnages féminins sont eux aussi bien campés. Inutile de s'appesantir sur le rôle de Sarah Bernard, il est tout à fait conforme à ce qu'en ont dit ses contemporains ; il participe de cette légende qui enveloppe désormais l'artiste, et quelle artiste ! Allez donc faire un tour sur Belle Ile et vous comprendrez comme cette légende a de raisons d'être ! Il y a un rôle qui me plaît beaucoup, c'est celui de l'habilleuse, Jeanne, qui est amenée à jouer aussi le rôle de Roxane ; l'innocence faite chaire !
Tous ces personnages sont … prenants ? Enthousiasmants ? Humains trop humains ? Idéaux et si proches de nous pourtant ? Ils définissent parfaitement ce que doit être l'acteur pour l'humain qui le voit sur scène : dépassant la petitesse humaine, ils permettent au rêve de se faire réalité.
Et ne serait-ce que pour cela, cette pièce serait en soi proche de la perfection (1), mais il y a un autre facteur qui rend ce texte encore plus délectable. Le lecteur moyen (mais cela sera valable pour tous les arts !) se contente de l'objet fini qui se présente à ses yeux, et oublie trop facilement tout ce « labor intus » (2), imaginant, version romantique à souhait, que le créateur totalement sous le coup de l'inspiration n'a qu'à reproduire ce qu'elle lui dicte … comme ce serait à la fois trop beau et désespérant, car où serait donc le libre arbitre de l'individu qui tente d'exprimer de façon originale ce que l'humanité depuis des siècles porte en elle ? Or, que nous enseigne (oh ! Quel vilain mot, comme si l'écriture n'était qu'affaire d'enseignement ?) ce texte de Michalik ? Si ce n'est que pour écrire (et encore une fois ceci est valable pour toutes les formes artistiques d'expression !), il faut être cet extraordinaire réceptacle capable de saisir les phénomènes à la fois intérieurs à soi et aussi extérieurs ! Stupéfiant tout le cheminement qu'accomplit Edmond pour trouver le héros de sa pièce, et non moins extraordinaire comment il arrive à en trouver les caractéristiques essentielles et surtout à les mettre en forme et à les agencer.
Mais ce « labor intus » (travail à l'intérieur de soi) n'est pas quelque chose de linéaire ; ce n'est pas comme le train électrique de votre enfance, une fois que vous l'aviez mis sur les rails, il suffisait de le laisser filer et il accomplissait tout le circuit que vous aviez construit ; non, la création c'est tout autre chose, c'est un « combat » entre ce que vous ressentez confusément en vous et toutes les circonstances extérieures ! Voyez donc un peu comme, notre Edmond croit en avoir fini avec sa pièce avec le troisième acte, et comment il se trouve obligé d'en aligner un quatrième voire un cinquième.
Oui, j'ai vraiment aimé ce texte, et vous savez quoi, comme il me plairait que vous puissiez partager mon enthousiasme (3) ; mieux encore, en espérant que cette pièce connaisse un tel succès qu'elle soit représentée de nombreux mois durant, le temps que vous et moi ayons le loisir d'aller la découvrir, nous en imprégner et en tirer la substantifique moelle !!!!
–1 Ce commentaire est purement gratuit de ma part, il n'est que l'expression de ce que j'ai ressenti à lire cette pièce !
-2 Merci encore mille fois à Luciano Berio qui dans cette magnifique et unique œuvre « Laborintus » nous permet de mieux cerner ce concept de la création et tout le travail qu'elle nécessite de la part du créateur !
-3 J'ai découvert ce texte grâce à ma médiathèque préférée, et comme j'aimerais qu'il soit aussi présent dans vos médiathèques ; et comme il m'arrive quelques rares fois dans une année, j'ai tellement aimé ce texte que je n'ai pas pu m'empêcher de l'envoyer en cadeau d'anniversaire à l'une de mes petites filles !!!
PS Editions Albin Michel, 2016, 318 p., 17 €
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