Philippe Vasset : La légende
« Vingt ans dans la sainteté. Trop tard pour changer de branche. Et puis quoi d'autre ? Sans froc, ma vie est une portée sans clef. »
Ces quelques mots qui commencent ce roman, intriguent, vous enchaînent. Vous redoutez que cesse leur enchantement, n'est-ce pas c'est trop beau pour que l'atmosphère qu'ils suggèrent, perdure tout le long des 237 pages que contient ce roman. Cette inquiétude me taraude dès qu'un roman commence trop fort, et très souvent, malheureusement, l'auteur s'épuise vite, la déception est alors à la hauteur de mon enthousiasme initial.
Là-aussi, j'ai eu peur, j'ai redouté ce moment où j'aurais cessé de lire laissant échapper un bof sans fond de désintérêt. Eh bien non !
Pour savoir ce que contient un tel roman, ne vous fiez pas trop au titre, car le mot en lui-même porte tellement de sens ! Récit fabuleux hors de toute réalité ? Ce qui mérite d'être lu ? Ou encore le sujet qui raconte fait-il partie d'un récit irréel ? A moins que … vous voyez comme un mot, un simple vocable peut engendre des tas d'interprétations et donc vous induire en erreur pour peu que vous ayez choisi la mauvaise voie !
Alors, laissons provisoirement ce titre, et penchons-nous un peu plus sur le récit. Le narrateur a occupé en tant qu'ecclésiastique un poste de fonctionnaire dans la Congrégation de la Foi. Son activité : instruire des requêtes en béatification, valider des miracles et authentifier des reliques. Il faut avoir été du sérail pour pouvoir apprécier un tel « métier », peu ordinaire, le moins qu'on puisse dire. Après tout si le KGB avait bien ses commissaires politiques capables de discerner la moindre déviance d'interprétation du marxisme, pourquoi l'Eglise n'aurait-elle pas ses spécialistes aptes à distinguer les « futurs élus » du vulgum pecus qui, lui, ne sera jamais auréolé ?
Qu'est-ce qui rend donc attachant notre narrateur ? C'est d'abord qu'il n'est pas ce fonctionnaire modèle (et par la force des choses mortellement ennuyeux) que son administration voudrait qu'il soit. D'abord sur le plan strictement professionnel, ne l'intéressent pas les cas qui sont évidents, ces humains qui ont eu une vie tellement exemplaire qu'ils ne peuvent que devenir saints post mortem. Ce sont tous les autres, ces êtres qui sont dignes de la « légende » parce que complètement atypiques et hors normes. Il dérange, ce fonctionnaire qui veut faire bande à part, cavalier seul et explorer des voies dont l'autorité voudrait qu'elles soient interdites. Il gêne d'autant plus que lui-même ne se plie même pas aux règles de vie que lui impose sa fonction : il a refusé de vivre dans l'appartement que la Congrégation a mis à sa disposition, et lui préfère la communauté des prêtres qui officient à Sta Maria del Trastevere, un des quartier historiques et populaires de Rome.
C' est ensuite parce qu'il est profondément humain, en témoigne cette espèce d'amour d'abord platonique puis ensuite complètement effréné qui va le lier avec une jeune femme, Laure. Tout est intéressant dans cet amour : de sa naissance jusqu'à la rupture définitive. Laure ? Une jeune femme bien sous tous rapports et de laquelle l'on ne saurait se méfier, puisque passionnée par les apports de la religion et de la foi sur l'humain. Se méfier ? Est-ce à dire pour reprendre les vieux poncifs éculés de l'Inquisition qu'il faut voir en toute femme une suppôt éventuel de Satan ? Notre narrateur est bien évidemment à l'exact opposé d'une telle thèse (et heureusement, car le pauvre romancier se retrouverait immédiatement avec toutes les féministes sur le dos !) ! J'ai beaucoup aimé ce rapprochement d'abord intellectuel, puis ensuite sensuel de ces deux êtres dont la fusion va être totale ; étrange, comme certaines scènes dans ces églises romaines inconnues car pour la plupart désaffectées, suggèrent une atmosphère felliniennes … Que serait Fellini sans Rome, mais que serait Rome sans Fellini ?
Il y a un tournant dans le récit. On aurait pu croire que l' « histoire » se déroulerait de façon tout à fait classique, notre narrateur aurait été amené à défroquer et se serait marié avec sa belle. Schéma qu'ont connu et connaissent encore et de plus en plus nombreux, des prêtres. Schéma fort respectable au demeurant dans la vie courante, mais oh combien fade et peu propre à fournir de bons romans ! Ils vont tous les deux se marginaliser au point d'organiser des séances amoureuses collectives incluant tous ceux qui désirent pour une raison ou une autre y participer. On devine la suite, le scandale devient public, la force publique intervient et notre narrateur est défroqué.
Alors que notre narrateur va connaître la plus totale déchéance sociale, non seulement il est banni de la société ecclésiastique, mais pire, il n'a plus sa place dans la société, par contre Laure va tomber dans une espèce de mysticisme qui lui fera abandonner définitivement sa liaison avec la narrateur, liaison qui non seulement n'a plus de sens, mais qui serait un frein à son propre épanouissement.
Etrange, en écrivant ces lignes qu'inspire le roman de Philippe Vasset, je ne suis pas sans penser à un autre grand écrivain français qui a écrit aussi sur ce thème, Stendhal ! Et là-aussi, la liaison (miraculeuse ? Le sujet s'y prête tellement bien !) s'opère entre littérature et Rome ! Stendhal, le plus romain des écrivains français du 19ème siècle, et Rome la plus française des capitales européennes ! Ces propos vous étonnent lorsqu'il s'agit de Philippe Vasset ? Mais non, ne négligez pas les dernières pages de ce livre « sources et méthode » et alors tout s'éclaire car vous apprenez qu'il a été pensionnaire de la Villa Médicis): comment alors ne pas sentir chez le narrateur cet amour extrême de Rome, amour qu'il veut faire partager à chacun de ses lecteurs. En tout cas, même si vous connaissez bien l'Urbs, vous aurez toujours le même plaisir à arpenter avec lui cette ville qui vous devient de plus en plus hermétique au fur et à mesure que vous pénétrez dans ses mystères !
Oui, j'ai beaucoup aimé ce roman, car par delà l'anecdote à proprement parler, il y a sous-jacentes toutes les interrogations qu'un individu peu se poser : sa fonction sociale, son rôle social, sa place en tant qu'individu en accord ou en opposition avec la société. Quant à l'amour, sa réalité entre deux êtres, le lien entre le corps et l'esprit, la place qu'il doit occuper aussi bien dans la vie privée que dans la vie publique. Tout cela est traité de main de maître et force notre réflexion … et notre admiration !
PS Editions Fayard, 2016, 237 p., 18€
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