Sept vies d'une même famille que retrace la narratrice, Nilza. C'est un tour de force que réalise l'auteure, car elle refuse la facilité de l'objectivité. Relatant plus de trois quarts de siècle d'une histoire aussi mouvementée que très souvent irrationnelle que furent celle de l'URSS et de la Géorgie, elle aurait pu se contenter de faire œuvre d'historien et adopter la neutralité de mise. Mais à cette attitude elle a préféré une toute autre posture : donner à la huitième personne celle qui va lui succéder dans l'histoire de la famille, une toute autre interprétation des événements historiques et surtout lui montrer quelles influences ils ont pu exercer sur tous les êtres.
C'est donc le premier tour de force de ce long (très long?) pavé, de s'adresser pendant plus de 950 pages à cette personne Brilka … qui va naître bien après la plupart des événements relatés.
J'aime beaucoup ce procédé : il y a bien sûr un aspect très pratique, puisqu'il permet de solliciter constamment l'attention du lecteur. Mais il y a beaucoup plus : il montre au lecteur comment les faits racontés peuvent bouleverser chaque personne, et comment, même s'ils peuvent parfois s'en défendre, les humains sont aussi totalement dépendants de tous ces faits qui ont fait l'Histoire. C'est une façon habile de forcer le lecteur à s'impliquer lui-même dans tout ce qui est narré.
Nous avons donc un résumé de l'histoire de la fin de La Russie, puis de toute la période soviétique, celle qui a réussi à plus ou moins bien intégrer à l'URSS des entités géographiques bien distinctes, telles que la Géorgie. Et enfin l'émancipation de cette dernière. Derrière cette double évolution, apparaissent de nombreuses réflexions qui font peur :
L'effet de mimétisme : quand les élites géorgiennes copient les maîtres du Kremlin ; il y a un jacobinisme époustouflant dans tout ce roman : tant que dure l'URSS, on ne jure que par Moscou ; pour gouverner la Géorgie (comme les autres Républiques socialistes), il faut être à Moscou et pour être premier à Tbilissi, il faut savoir manoeuvrer à Moscou et y trouver les bons appuis politiques. Par ailleurs, et en toute logique une attitude provincialiste la Géorgie : ne saurait posséder d'aussi bonnes conditions de vie qu'à Moscou.
L'impunité qu'offre le pouvoir et qui permet toutes les déviations morales, la satisfaction de tous les instincts, cela va du luxe étalé et dont on jouit à profusion, jusqu'à abuser des jeunes filles et jeunes femmes ! Plus tu es élevé, plus tu peux te permettre les excès de plus en plus grands ! Avec quel cynisme, et dans la plus totale apparente indifférence, les grands violent et font disparaître leurs forfaits !
L'asservissement total à une idéologie : ils font peur ces responsables et autres élites qui mettent le Parti et l'idéologie bien au-dessus de tout sentiment humain ; pire, cet asservissement va les amener à refuser tout ce qui pourrait s'apparenter d'une façon ou une autre à une remise en cause du pouvoir. C'est alors l'éloge du KGB et du flicage des individus … avec comme seule justification ces arguments éculés, déjouer les manoeuvres de l'impérialisme et des contre-révolutionnaires !
Et enfin, cette constatation glaçante : les gens ont toutes les raisons de se révolter, mais chaque tentative, même les démonstrations de force les plus importantes ne peuvent jamais aboutir, car, même si elles réussissent momentanément, ce n'est peut être que pour un temps relativement court, et les nouveaux hommes forts du moment, reprendront à leur compte les travers, défauts et autres vices des pouvoirs précédents … en attendant qu'ils soient déboulonnés par d'autres manifestations dont les dirigeants à leur tour … cruelles sont ces pages qui racontent tous ces événements ! Démonstration jusqu'à l'écoeurement de l'adage "Le pouvoir corrompt !"
Les personnages de ce roman vont naviguer dans cette atmosphère, rendue encore plus dramatique car ils vont vivre deux périodes particulièrement dramatiques : la seconde guerre mondiale, et les luttes pour l'indépendance de la Géorgie. Mais au contraire des « héros » que la littérature soviétique a voulu forger, la romancière nous présente des personnages qui vont les vivre avec leurs tripes, même si cela doit mettre à mal tous les clichés propagandistes connus.
C'est surtout cela qui caractérise cette immense fresque.
Les personnages sont avant tout humains. Et oh combien ! Ils témoignent avec force de tous ces sentiments qui peuvent aussi nous habiter. Membres d'une même famille, ils représentent aussi tout ce qui peut animer une micro-société : les sentiments amoureux ou seulement filiaux, la solidarité dans le malheur ou la seule adversité, mais aussi les crises qui amènent des conflits impossibles à résoudre et séparation. On sera aussi ému par cette quête de pureté, d'idéal amoureux ou esthétique qui parcourt tout ce roman ; on remarquera la grande place qu'occupe la musique et la création musicale, mais aussi les autres expressions artistiques, comme le cinéma ou la danse … et l'on sera surpris comme ces aspirations se trouveront confrontées au pouvoir politique et comment ledit pouvoir tentera de les brimer, voire de les étouffer.
On est constamment en présence d'un dilemme : choisir entre ses aspirations les plus profondes et/ou se conformer aux normes en vigueur et à la « morale » soviétique. Choisir entre le plaisir et le « devoir ». Ce ressort dramatique (Merci M. Corneille!) ou romanesque est vieux comme le monde. Mais ici la romancière en use avec une véracité qui nous prend jusqu'aux tripes ; et si l'on s'interroge on se rend bien compte que la raison en est toute simple, c'est qu'elle fait vivre devant nous des gens qui nous été familiers, par des reportages, par des écrits ou des même des films : tous ces opposants à la normalisation de la société soviétique ! Par la force de l'écriture de la romancière, tous ces gens qui étaient incarnés par les Sakharov et autres Soljenitsyne sortent de l'anonymat, ont une histoire propre, un quotidien qu'on est capable d'appréhender.
Enfin pour terminer, on s'interroge tout le long de ce roman sur la signification du titre ; on sent très bien que c'est Brilka qui est en cause, mais pourquoi tant d' insistance sur elle, avec toutes les interpellations directes ? L'auteure ne peut s'empêcher -et comme elle a raison- de nous livrer :
« Je te les (les lignes de ce roman) dois parce que tu mérites la huitième vie . Parce qu'on dit que le chiffre huit est égal à l'infini »
La romancière justifie en une seule petite phrase la totalité de son immense roman : elle n'a mentionné le fini de chacun des instants politiques marquants que parce qu'ils composent la part infime de cette Histoire qui relie les Humains à leur terre. Et paradoxalement remettant chacun de ces faits, aussi importants qui soient, mais parcellaires, dans leur seule objectivité, elle arrive à nous en faire revivre la dynamique, que nous soyons ou non en accord avec l'idéologie qu'ils véhiculent. La fin du roman devient alors une trouvaille, non seulement parce qu'elle découle tout logiquement des 950 pages qui précèdent, mais parce qu'elle est aussi tout à fait imprévisible : c'est le huitième et ultime chapitre : un titre, le nom de Brilka, et une page blanche.
On est en présence d'une très grande saga qui, par son humanité, ses interrogations, et ce froid scepticisme qui en découle, vaut bien mieux que tous les essais théoriques que la période a pu engendrer.
PS Editions Piranha, 2017, 957 p., 26,50€
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