EONTOS

Salman Rushdie : Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits

Bien fou serait celui qui se hasarderait à faire un résumé exhaustif de ce roman ! La matière en est tellement riche et propice à d'innombrables réflexions !

Il s'agit en quelques mots d'une histoire de jinns ; ils sortent de temps à autre de leur univers qui jouxte notre terre, et ce pour une durée de deux ans, huit mois et vingt-huit nuits … si vous faites bien le calcul cela correspond exactement à mille et une nuits ; ce chiffre n'est pas sans vous rappeler ce fantastique ouvrage d'origine à la fois persane et indienne, et dans lequel est mentionnée (et prouvée ?) l'existence des jinns. Et que font donc ces êtres mystérieux, immortels sur notre terre ? Certains, les bons, comme la jinnia Dunia prennent du bon temps et se livrent aux joies de l'amour : Dunia par exemple saura se faire aimer du grand philosophe arabo-espagnol du 12e siècle, Ibn Rushd qu'on connaît mieux sous son nom latinisé d'Averroès, et elle enfantera de lui, selon les légendes, de très nombreux enfants ! Mais les autres jinns, les mauvais, qui s'ennuient quelque peu, viennent se divertir dans notre monde et se livrer à des facéties, pas forcément drôles, du genre, infliger la lévitation à certains humains ; jusqu'au moment où certains grands sorciers, les Ifrits, décident de s'emparer de la terre, et ce sera l'époque de la guerre des mondes.

Au premier degré, nous sommes en présence d'un roman qui flirte allègrement avec la science-fiction ; mais à y regarder de plus près, il s'agit en fait d'un fantastique pastiche qui tourne en dérision tous les clichés de la science-fiction, depuis les historiques, les supermans et autres invincibles héros (sans oublier l'un des tout premiers, le gorille King Kong), jusqu'à l'univers remarquablement démesuré de certains films très récents. N'y aurait-il que cela dans ce roman, l'on prendrait une très grand plaisir à sa lecture !

Mais il y a tout le reste, et alors à nous de le décrypter au milieu de ce clinquant qui vous en met plein la vue ! Car il faut bien le reconnaître, il y a dans la prose de Rushdie un art consommé du récit, une facilité d'écriture (et encore une fois bravo pour le traducteur qui a su rendre si alerte la version française !) qui étonne et enchante à longueur de pages.

La première chose que Rusdie (on fera le parallèle entre son nom et la version arabe du nom d'Averroès !) met en avant, c'est bien la notion du fait religieux et du concept de divinité qui le fonde. Il en a éprouvé personnellement tous les méfaits, lui qui a vécu (et vit encore!) sous la menace de mort que les autorités religieuses iraniennes ont lancé contre lui après la publication de son roman « Les versets sataniques » en ... 1988. Ce ne sont pas des interrogations mais ses propres conceptions qu'il nous livre : sur ce qui fonde toute religion, la croyance en un dieu, et il va retourner la proposition de la Genèse ; c'est bien parce que ni Adam ni Eve ne pouvaient expliquer le jardin féerique dans lequel ils vivaient, que le serpent leur suggéra la notion d'un Dieu dans les mains duquel l'humain ne pouvait que remettre son ignorance et son incapacité à rendre compte des choses.

Si Dieu est le fruit de l'ignorance, alors rien d'étonnant à ce que les plus astucieux des humains avides du pouvoir se servent de la notion de religion pour dominer les autres. C'est donc aussi le sens de cette fable des djinns qu'on ne manquera pas de relier aux exactions dont sont capables tous les fanatiques, et en premier lieu ceux de Daech ; il est frappant de constater comme nombre de pages sont directement inspirées de ces terroristes, à l'instar des « Zélés », p.251 :

« Ce que les Zélés avaient étudié à fond, c'est l'art d'interdire : en très peu de temps ils avaient interdit la peinture, la sculpture, la musique … le droit de vote, les élections … le visage des femmes, le corps des femmes, l'éducation des femmes, les droits des femmes … »

De même il est plus que tentant d'assimiler quelques-uns des grands sorciers jinns à ces chefs islamistes fanatiques, on pourrait facilement reconnaître, par exemple, dans le portrait et les attitudes de Zumurrud Le Grand un Ben Laden ou ce khalife qui dirige Daesch en Syrie !

Si l'analyse du fait religieux et de ses répercussions sur le comportement humain est omniprésent dans ce roman, cette fable qu'il a conçue à partir de la simple hypothèse de l'existence des jinns permet à Salman Rushdie de porter une critique virulente sur les autres forces qui dominent le monde ! A commencer par le politique, son impuissance face aux terrorismes, mais aussi la corruption qu'il provoque ou subit, sans oublier son imbrication avec les puissances économiques et financières ! Quelles pages que celles qui racontent comment Rosa Fast, la maire incorruptible de New York réussit à pourfendre élus et autres citoyens corrompus (on notera, allez savoir pourquoi, une allusion à peine voilée, p.96, à un certain Nicolas Sarkozy !)

Bien évidemment les puissances économiques sont également fustigées … mais avec une redoutable habileté ! En effet, aucune catéchisation, aucune outrance verbale, non, le verbe seul suffit à pouvoir ridiculiser et démonter ces puissances : il suffit de très longues phrases, d'énumérations de faits totalement différents, dans lesquelles le lecteur va se perdre, comme s'il était lui même englouti (ce qu'il est en réalité !) par ces forces souterraines. Et même si ces phrases font mal par leur justesse, leur organisation, elles forcent à défaut de notre rire, un sourire plus qu'amusé.

Omniprésent aussi le sentiment amoureux, comment ne pas être sensible à cette passion qui va unir Dunia à Ibn Rushd ? Cette Dunia (on ne saura bien plus tard qu'elle est la fille du roi des jinns) impressionne par cette sensibilité, cette pureté qui émanent d'elle ; elle rattache le lecteur à ses propres émois … ce n'est pas peu dire ! On retrouve la même atmosphère avec le jardinier paysagiste Geronimo et sa femme Ella ! Pour le plaisir lisez et relisez les quelques lignes, p. 175 que l'auteur consacre à l'amour :

« L'amour, c'est le printemps après l'hiver. Il vient soigner les blessures de la vie infligées par le froid hostile. Quand cette chaleur naît dans le cœur, les imperfections de l'être aimé comptent pour rien, moins que rien … »

Ces personnages féminins, mais aussi nombre de héros masculins, sont intéressants, car même s'ils sont sortis tout droit de l'imaginaire du romancier, ils sont quand même reliés à toute une tradition et/ou culture jusque et y compris Teresa Saca, cette femme méchante manipulée par Dunia, qui n'est pas sans faire penser à la Kundry du Parsifal de R. Wagner …

Mais on sera frappé, par l'exploitation de la philosophie que Salman Rushdie : l'opposition entre Aristote et Platon, Aristote unissant le corps et l'esprit, tandis que Platon affirme la primauté du second sur le premier ; et lorsque vous avez terminé la dernière page, vous vous rendez compte que tout ce roman n'est que l'illustration de cette dualité, et que l'auteur, dans son épilogue -car il fallait bien qu'il y ait une fin !- ne fait qu'aspirer à cette concordance entre les deux composantes de l'être humain …

Même s'il doit manquer ce qui a fait le charme des « Mille et une nuits » le rêve !

 

 

Editions Actes Sud, 2016, 412 p., 23€

 

Manif Rennes 2016

J'essaie de récapituler.

Jeudi 24 mars, à la manifestation contre la loi sur le code du travail, des « étudiants » en profitent pour saccager quelques magasins et se servir au passage.

Lundi 28 mars, d'autres (ou pourquoi pas les mêmes) « étudiants » jettent des chaises sur une rame de métro proche de la fac de Rennes-Villejean, provoquant une interruption de quelques heures dudit métro.

Les réactions, elles, sont quasiment immédiates, et la presse locale s'en donne à cœur joie : des actes qui provoquent réprobation et condamnation tant des usagers que des propriétaires de magasins.

Les responsables des « fauteurs » de troubles, eux, n'y vont pas par quatre chemins, pour leur seule défense, ils mettent en avant qu'ils n'ont pas d'autre choix que de casser s'ils veulent se faire entendre !

J'essaie de comprendre !

Si j'ai bien saisi nos contestataires en herbe, ce n'est plus le projet de loi qui est en cause, mais le simple fait qu'on refuse de les entendre ! Bravo ! Ils ont tout faux, mais vraiment tout faux et sur toute la ligne ! Croient-ils vraiment qu'on va les entendre parce qu'ils vont saccager des magasin et empêcher des métros de fonctionner, mécontentant des milliers d'usagers ?

Ou ils sont complètement débiles et alors on se demande ce qu'ils font à l'Université, ou ils sont complètement manoeuvrés, et alors là encore on se demande si leur niveau d'intelligence est celui que l'Université peut attendre d'un étudiant lambda !

L'enjeu est bien de faire échec au projet de loi sur le code du travail ; alors soyons tacticiens, il faut convaincre le maximum de la population de sa dangerosité. Est-ce en saccageant et cassant qu'on va y réussir ? Il faut vraiment être naïf pour le croire ! Et à quoi bon se mettre à dos la population ? Car les citoyens qui ne savent pas trop quoi penser de ce projet de loi, risquent fort de la croire bon s'ils voient que ses adversaires sont capables de telles exactions, plus proches du banditisme et d'actes de voyou que d'actions politiques ou syndicales.

Quant à ceux qui luttent à juste titre contre un tel projet, ils vont être assimilés à ces "voyous" et auront beaucoup plus de mal à convaincre de sa nocivité !

D'autant que toutes ses exactions vont coûter cher, et y compris à la collectivité, c'est-à-dire au simple citoyen qui paye ses impôts … et parmi eux, tous ceux qui vont être victimes de ce projet de loi, si d'aventure il est voté ! C'est quand même un comble que de vouloir « oeuvrer » pour le « bien-être » des gens et les pénaliser financièrement, par des actions inconsidérées.

D'autant aussi, et sur le fond, de telles exactions discréditent complètement la cause qu'elles sont pourtant censées servir ! Comment voulez-vous être crédible si vous vous comportez comme un voyou ?

Ah, le gouvernement, et le patronat qui comme par hasard le soutient, ne peuvent que se féliciter d'un tel comportement : par réflexe où la sécurité, le respect de l'outil de travail et l'intégrité du bien public, sont invoqués, le citoyen de base ne pourra que suivre le gouvernement et le patronat dans ce projet qui leur tient tant à cœur.

Oui ces "étudiants" servent bien mieux le gouvernement et le patronat que la lutte contre le projet de loi sur le code du travail ... à se demander ... mais non le gouvernement ne ferait pas preuve d'un tel machiavélisme !

Alors, comme beaucoup je m'interroge !

D'abord sur ces étranges AG qui se sont tenues à la fac de Villejean où des « étudiants » ont montré comment il fallait s'opposer aux CRS pire, comment on pouvait les neutraliser ! Où était le débat absolument indispensable sur ce projet de loi ? J'y suis, pour ma part farouchement opposé dans la mesure où il institutionnalise de façon irréversible la précarité du travail, où il gomme plus de cinquante d'acquis sociaux pour revenir à un état antérieur à 1936, mais il n'empêche que pour convaincre les éventuels indécis, il fallait discuter sur le fond et la forme du projet, et non faire appel à des sentiments à la fois puérils et complètement irréfléchis de la haine vers le gendarme et de la façon dont il fallait non seulement s'en prémunir, mais pire, le détruire physiquement.

La France de 2016 est-elle rendue à la guérilla urbaine ? Quelle imbécillité que de le prétendre et d'inciter à des actions qui le laisseraient entendre ! L'immaturité politique de ces jeunes est vraiment inquiétante !

Comment ces apôtres de la violence extrême ont-ils pu être ainsi aveuglés !

Et le gouvernement de se frotter les mains : le préfet d'Ille-et-Vilaine vient de pondre un arrêté interdisant toute manifestation dans le centre de Rennes !

…

Bonne manifestation quand même ce jeudi … si tant est que cela soit possible !

 

 

 

Jacques-Pierre Amette : La Maîtresse de Brecht

Qui se souvient encore de Bertolt Brecht ? Je m'imagine, sans doute à tort, qu'il est passé de mode, mais ne l'a-t-on pas un peu trop vite jeté aux oubliettes de l'Histoire ? Ou peut-être tout simplement lui reprochant ses ambiguïtés politiques ne reléguons-nous pas en arrière-plan toutes ses qualités dramatiques ?
En tout cas, me promenant parmi les rayonnages des Champs Libres, en quête d'un roman qui me séduirait immédiatement (pratique qui m'est chère quand je ne trouve pas mon bonheur dans les nouveautés exposées), j'ai été intrigué par ce roman de Jacques-Pierre Amette ! Je ne connais pas grand-chose à la biographie de Brecht, et ignore en particulier tout son aspect sentimental (et est-ce que cela a une réelle importance pour pouvoir apprécier à leur juste valeur des pièces comme « L'irrésistible ascension d'Arturo Ui », ou « Maître Puntila et son valet Matti »?)
Il était certainement très important pour son prestige que la RDA (autrement appelée l'Allemagne de l'Est) puisse remettre la main sur l'un des Allemands qui a fait partie de ces rares intellectuels qui ont eu le courage de fuir le régime nazi … de même que L'URSS de Staline a tout fait pour récupérer des compositeurs de premier plan comme Serge Prokofiev (ses tentatives pour récupérer Rachmaninof ont, elles, échoué !)
Alors quoi de plus simple que de recruter une jeune femme, en l'occurrence une comédienne autrichienne, Maria Eich, et de surcroît pleine de talent (recrutement diabolique, puisque faisant partie d'une famille nazie, réfugiée au Portugal !) et de lui demander de devenir la maîtresse du dramaturge. Et ainsi le « Parti » pourra s'assurer de la loyauté de Brecht vis-à-vis des autorités ! Les dictatures, qu'elles soient de droite (le Chili de Pinochet) ou de gauche (l'URSS, mais aussi la Chine !) ont toutes la même obsession, vérifier que les intellectuels sont de bons et loyaux serviteurs du régime, et tous les moyens seront bons pour les espionner, écoutes sauvages, filatures, maîtresses – le procédé est vieux comme le monde ! Que de papes lors de la Renaissance, n'ont-ils pas utilisé le même moyen pour neutraliser toutes les velléités d'indépendance qu'auraient pu avoir certains cardinaux … quand ce n'est pas pour s'en débarrasser (j'ai toujours aimé ces propos - sont-ils authentiques ?- de Jules II qui disait que lorsqu'il voulait se débarrasser définitivement d'un cardinal qui le gênait, il lui envoyait sa plus chaude maîtresse !!! Ah quelle époque que cette Renaissance !)
Revenons donc au roman d'Amette. On saura d'abord gré à l'auteur de faire très peu de cas de l'aspect sentimental. Dès le début du roman, le lecteur comprend que l'enjeu est bien au-delà de scènes érotiques, scabreuses et qui ne relèvent que de l'intimité la plus totale, celle que chacun d'entre nous peut assumer, mais qui ne concerne que lui … le voyeurisme est hors de mise, et si d'aventure certains avaient compris que le titre révèleraient des scènes et détails croustillants sur la sexualité de Bertolt brecht, alors ils ont tout faux, et ils en seront pour le prix qu'ils auront payé ce roman !
La dimension de ce roman est bien politique : il y a d'abord ce qui saute aux yeux, les raisons qui amènent toute dictature à surveiller ses intellectuels ; raisons idéologiques que se doit d'assumer l'intellectuel, au service d'une pensée politique, il doit mettre en conformité ses créations avec celle-ci. Car il en va du maintien du régime ; et dans le cas d'un dramaturge de l'importance d'un Brecht, c'est d'autant plus vrai qu'il a par son théâtre une réelle emprise sur le public, et surtout sur les travailleurs (ne pas oublier que la RDA se veut une République Socialiste et prolétarienne, en opposition à certaines démocraties occidentales qui ne sont que de la social-démocratie !) A ce niveau de lecture, il sera surprenant que l'auteur ait fait si peu de cas de l'apport de Brecht dans la conception du théâtre, avec en particulier son Berliner Ensemble. Certes, il mentionne bien quelques-unes des pièces de l'époque, les actrices, et pas seulement Maria Eich, qui en assurent le succès réel ou seulement mitigé. Mais on s'attendrait à ce que soient davantage développées les théories de Brecht, ne serait-ce que pour faire le contrepoids au contrôle purement politique dont il est l'objet (contrôle dont les raisons idéologiques ne sont pas, elles non-plus, développées).
Cette réserve faite, on admirera la description du processus de surveillance. Il ne sera pas difficile aussi à l'auteur de tailler en pièces une autre conception de la surveillance, celle que des auteurs de romans policiers et d'espionnages ont tant utilisée : il y a les bons -les occidentaux, quand on est en Europe de l'Ouest – et les méchants – ceux de l'Europe de l'Est- ; c'est un manichéisme qui fonctionne, hélas, trop souvent, et lorsqu'on est dans le camp des méchants, alors on est soi-même méchant, inhumain, bref un véritable salaud ! Rien de tout cela (ou presque) dans le roman d'Amette, les espionneurs se révèlent être des humains comme n'importe lequel d'entre nous qu'il se trouve à l'Ouest ou à l'Est. Les deux officiers chargés de contrôler Maria et Bertolt synthétisent parfaitement les deux conceptions ; le premier, le chef, qui est aussi amoureux de Maria, mais amoureux sans le moindre espoir, sera même chevaleresque, permettant à Maria d'échapper à l'étau qui va se resserrer sur la population de la RDA, étau qui se conclura avec la construction du fameux Mur de Berlin en 1961. Le sous-chef, quant à lui, est beaucoup plus cynique, mais pourrait avoir aussi sa place dans nombre de commissariats de n'importe quel pays du monde !
Nous sommes en présence d'une description méthodique analysée non pas pour son objet ou pour des raisons précises, mais bien pour elle-même. La condamnation pourtant implicite devient évidente : la fin ne justifie pas les moyens.
Roman par ailleurs intéressant, car sans avoir recours à l'émotion facile ou à une nostalgie tout autant superficielle, l'auteur nous replonge dans cet univers où le monde occidental devait se reconstruire après la tragédie du nazisme et de la seconde guerre mondiale. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut lire ce roman … sans oublier pour autant Bertolt Brecht !
Editions Albin Michel, 2003, 301p., 18,50 €

 

Lianke Yan : Bons baisers de Lénine

Alléchant ce titre ? J'en connais de ces anticommunistes primaires qui s'en pourlécheraient les babines, mai ne comptez pas sur moi pour que je m'associe à eux !

Non, il m'amuse comme un de ces clins d'oeil que l'Histoire sait nous faire lorsque, sans crier gare, elle va en sens inverse de celui qu'elle nous avait indiqué.

Serait-ce à dire qu'un écrivain chinois oserait badiner avec l'un des grands disciples du marxisme ? Sacré Lénine qui a su si bien dénaturer le marxisme, et dont les pires tyrans de l'humanité, Staline et Mao se sont emparés pour justifier leur propre vision du marxisme ! Il y a vraiment de quoi se retourner dans sa tombe, et Marx comme Engels doivent être pliés en quatre, dans ce paradis des philosophes à inventer, à la seule évocation des noms de ces faux-frères et si hypocrites disciples !

J'ai donc été immédiatement subjugué par ce titre, comme si, tout à coup, le léninisme se transformait en une espèce de vaudeville, ou de revue du Moulin Rouge !

Rouge ? Justement !

Que raconte cet épais roman (ne vous tracassez pas sur ses 558 pages, vous serez surpris de la facilité avec laquelle vous les dévorerez !) ?

Je m'en voudrais d'en faire un résumé complet, car alors je vous priverais de toute la saveur des innombrables péripéties qui l'émaillent du début jusqu'à la fin.

Trois grands niveaux d'actions qui se superposent :

• Un village, Benaise, dans la région de Balou : sa population ? Totalement composée d'estropiés (sourds, unijambiste, aveugle, … ), elle vit sous la houlette de Mao Zhi, (une espèce de pastiche du grand timonier ?) et selon des principes socialistes où chacun met à la disposition des autres ses propres capacités pour que tout le monde puisse vivre.

• Une volonté folle du chef du district, un certain Liu Yingque, d'acheter la momie de Lénine que les autorités soviétiques mettent en vente, et la transférer dans un mausolée de la ville chef lieu du district : succès économique assuré, apportant bien-être et bonheur à toute la population du district,

• Pour trouver les fonds nécessaires à l'achat de la momie, une idée complètement surréaliste : la population d'estropiés de Benaise va se transformer en cirque, où l'adresse de chacun d'entre eux sera exploitée à fond, en un immense spectacle qui tournera dans toute la région et qui va rapporter des millions et des millions de yuans !

A ces trois grands niveaux, correspondent deux grands personnages :

• Mao Zhi, la communiste utopique qui va vite se rendre compte de la dérive anti-humaine du « socialisme » à la chinoise, et dont l'obsession sera de revenir à un comportement plus humain, et donc de se « déjointer », c'est-à-dire de se désolidariser des lois « socialistes »,

• Liu Yingque qui est le prototype même du fonctionnaire ; ce qui est bon pour son district l'est forcément pour lui !

S'ajoute ce troisième personnage, celui collectif : de la société en général. Il varie en fonction des circonstances, et toujours dans le sens qui lui est favorable !

Nous allons donc assister à la réalisation du projet de Liu … qui sera presque finalisé et stoppé à la dernière minute par les supérieurs hiérarchiques de Liu.

On comprend que les autorités chinoises aient interdit la publication de ce roman en Chine, car il est d'une férocité extrême contre la mise au pas de toute la société chinoise.

Enumérons en vrac :

• la faillite de la production collectiviste : les habitants du district sont incapables de faire face aux aléas climatiques ; et donc pour survivre sont amenés à piller les habitants de Benaise, qui eux ont su s'organiser et surtout prévoir,

• la faillite aussi de la recherche du bonheur par l'argent qui prend deux grands visages :

  . la course en avant des acteurs estropiés qui sont dominés par la frénésie de gagner toujours plus d'argent,

  . gagner de l'argent facilement emprunte des voies qui sont en contradiction avec l'idéal socialiste et surtout humaniste : confère l'épisode à la fin du roman où les acteurs estropiés se font racketter avec une rare violence,

• la faillite de l'organisation même révolutionnaire qui doit protéger la société socialiste : Liu, ce chef de district, qui pour assurer le bonheur de ses administrés est prêt à utiliser les mêmes méthodes que les exploitants capitalistes qu'il dénonce par ailleurs ! … sans oublier au passage qu'il n'hésite pas à se servir lui-même !

Face à cette condamnation sans appel du socialisme à la Chinoise, l'auteur sait éviter l'écueil du retour à une société plus humaine ; le village de Benaise n'est pas ce paradis perdu  … et retrouvé, pour la seule raison que ses habitants sont tous estropiés, et qu'en opposition avec les gens-complet, il leur manque ce qui leur permettrait d'envisager le retour au paradis perdu ; mais derrière cette explication, il y a une toute autre philosophie : savoir se contenter de ce que l'on a.

Etonnant comme ce roman, qui aurait toutes les allures de fable, tourne autour de cette idée toute simple : pourquoi désirer plus alors qu'on a déjà du mal à jouir de ce que l'on a ? Rétrograde cette idée ? Pas si sûr, parce que c'est là où la notion de handicap doit être prise au second degré : le vrai handicap c'est celui qui consiste à se replier sur soi, or nos estropiés sont concentrés aussi sur les autres.

Une grande constatation aussi dans ce roman : l'imbécillité des mouvements de masse ! Rien de plus dangereux que les masses lorsqu'elles sont manipulées ; il y a des pages très très dures, comme, par exemple,  tous ces habitants qui rendent gloire à Liu, pour la seule raison qu'il leur a promis tant et tant de choses avec l'argent qu'allait leur rapporter le mausolée à Lénine ! Ou plus dur encore, l'attitude de ces brigands (il n'y a pas d'autres mots pour qualifier ces individus) qui séquestrent les troupes d'estropiés afin de leur soutirer tout ce qu'ils ont pu amasser au cours de leur tournée. On comprend que cette dénonciation de la manipulation des êtres n'ait pas plu aux autorités chinoises … mais simple question :  la manipulation est-elle le seul fait du communisme chinois ?

Ce roman, même s'il nous entraîne dans une espèce de tourbillon vertigineux, a au moins deux grandes difficultés de lecture.

D'abord celle toute bête de disposition, ou d'architecture : nombre de chapitres ont des notes avec des renvois … qui se trouvent en fin dudit chapitre ; le lecteur est donc obligé, avant de le commencer, de localiser la dernière page du chapitre pour pouvoir trouver ces références. N'aurait-il pas été plus simple de tout mettre en fin de roman ?

D'autant que certaines de ces notes constituent de véritables récits à l'intérieur même du chapitre ; ils sont absolument indispensables puisqu'ils font référence à une situation historique antérieure aux événement relatés, ce qui constitue une difficulté supplémentaire.

Mais une fois vaincues ces difficultés, nous sommes en présence d'un très grand roman ; il nous permet de mieux comprendre l'évolution de la société chinoise et y compris depuis la grande marche du président Mao. Il réussit aussi ce tour de force de mettre en évidence la place de l'individu dans une société et dans son évolution ; il démontre l'inanité du rôle de l'argent, ou plutôt de sa vanité lorsqu'il constitue le seul élément moteur de l'action humaine.

Un très grand roman qui vaut bien plus que nombre de traités historiques, sociologiques, et dont l'universalité manifeste devrait aider chacun d'entre nous dans sa vie de citoyen.

 

 

PS Editions Philippe Picquier, 2009, 558 p., 21,50€

 

Pan Bouyoucas : Ari et la reine de l'orge

Ari ! Il a tout pour lui ; il est beau et séduisant, malgré lui, il est le fils du royaume de l'orge ; et ses parents, enfin surtout sa mère, car le père est capable de s'opposer en quoi que ce soit à sa femme !, le destine à la fille du roi de la bière. Mais voilà, Ari n'est pas comme tout le monde, et il refuse ce que la nature s'apprête à lui donner, car il veut aimer, réellement et non selon les desiderata de sa mère.

Et c'est là où cela se gâte ! Car cette dernière, possessive à l'excès, refuse d'admettre que son fils préféré (Ari a un autre frère, Junior, moins beau, moins intelligent, et surtout beaucoup moins aimé de sa mère !) puisse vouloir vivre sa propre vie.

Ce qu'il tente de réaliser, pourtant avec la complicité de sa grand-mère ; car il a enfin trouvé le grand amour de sa vie, Moli, une apprentie comédienne qui prépare le concours d'entrée du conservatoire et qui lui demande de la faire répéter le soir dans un cimetière. Mais sa mère réussit à dresser tant et tant d'obstacles, et même une fois que les deux amoureux sont partis à la Capitale, qu'elle réussira à briser de façon définitive l'union de nos deux jeunes tourtereaux.

Et quand dans un aveuglement extrême, Ari mettra le feu au conservatoire, tuant sans le vouloir Moli, la rupture sera alors totalement consommée avec sa mère, malgré les quelques interventions de son père.

Dans un avant-propos l'auteur nous explique qu'il a voulu traiter sous forme de fable les relations qui peuvent être parfois despotiques entre la mère et le fils.

L'idée semble, à première séduisante, car elle nous renvoie (peut-être à notre propre passé ?), mais surtout à ce qui est aussi l'un des grands moteurs de l'homme (la double aspiration amoureuse, l'interdite avec la mère, et la libératrice avec la femme librement choisie – et pour ne pas tomber dans un machisme de très mauvais aloi ! - librement consentante). Forme d'autant plus intéressante que depuis un certain mister (pourquoi mister et non herr ?) Freud, ce grand moteur a fait l'objet de très doctes thèses et autres études toutes plus approfondies les unes que les autres et si souvent d'un immense et mortel ennui !

Mais l'idée et seule l'idée est séduisante : car cette fable est trop souvent schématique et caricaturale, et si elle avait pour ambition de nous éclairer, e nous faire pénétrer dans ces arcanes mystérieuses où puise l'amour d'une mère pour son fils avec toutes les dérives possibles, ce serait profondément raté.

Ce n'est donc qu'une fable et comme telle, elle est plaisante, très agréable à lire, et souvent remplie d'émotion, à la limite  du roman à l'eau de rose.

Pour l'agrémenter, l'humour (un mot à la mode!) avec de temps à autre une pointe de caricature (autre mot à la mode). Mais jamais lourd, démonstratif, comme peuvent l'être certains slogans et manifestations syndicales ou politiques ! Significatives ces pages où l'auteur dénonce les abus de pouvoir qu'ont à leur disposition les chefs d'entreprise (pressions sur les ouvrières, la mère n'hésitant pas à manier le chantage pour arriver à ses fins!) ; autres pages dont les liens avec l'actualité sont tellement manifestes mais traitées avec un tout autre esprit : la critique des ces fanatiques, puritains à l'extrême que sont les « rigos » (toute relation avec les djihadistes ou les intégristes de la Mère Boutin et consort, n'étant bien évidemment qu'une coïncidence tout à fait fortuite, et dignes d'un cerveau complètement désaxé comme le mien !) (1)

Fable encore, dans ce sens où elle esquisse quelques pistes de réflexion sur cette humilité que devrait rechercher tout humain ; fi des honneurs, fi des mondanités et autres préoccupations de paraître social, privilégier le retour sur soi (on admirera cet ermite rencontré au plus profond de la forêt!) ou encore ces quelques pages où Ari se contente d'être un anonyme maître nageur.

Et nous nous acheminons vers la conclusion. A trop démontrer, même sous forme de fable, l'auteur nous désoriente, et enlève hélas de la force à ses propos. C'est en ce sens que la fin de cette fable est vraiment faible : j'aurais préféré que l'auteur fasse preuve de plus d'imagination et nous trouve une fin beaucoup plus enthousiasmante, beaucoup plus en harmonie avec le reste du texte qui est très souvent original et à ce titre attrayant et fort divertissant pour le lecteur.

 

 

(1) J'ai le plaisir d'annoncer à tous mes lecteurs que, dans une autre vie, je publierai une étude qui me tient à cœur, mais que dans ce court temps qui me reste encore à vivre, je n'aurai pas le loisir de réaliser : comment à l'instar de la tour de Babel qui a engendré (de façon allégorique, bien évidemment, il ne s'agit jamais de prendre au pied de la lettre les récits de la bible !) les différentes langues et donc la difficulté pour les hommes de se comprendre, les religions sont elles-aussi un frein absolu à la bonne entente entre les peuples ! Mais je vois déjà se dresser le bûcher de l'Inquisition, et s'entasser les pierres que de saints islamistes vont me lancer dans une délectable (pour eux) lapidation !

 

PS Edition Les Allusifs, 2014, 149 p., 12€