EONTOS

Alexis Michalik : le théâtre, pour notre plus grand bonheur !

Alexis Michalik : Edmond

 

Quand ai-je lu le Cyrano de Bergerac d'Edmond Rostand ? Sûrement avant mes 18 ans, je devais être encore au lycée. Mais de quels passages suis-je capable de me souvenir aujourd'hui ? Certes, il me reste comme à chacun d'entre nous, cette tirade fameuse entre toutes, celle du nez : comment ne pas se rappeler Gérard Depardieu, la déclamant avec un incomparable brio dans le film éponyme !

Qu'un auteur de théâtre se saisisse de ce monument pour écrire à partir d'elle une autre pièce de théâtre, n'est-ce pas là une incitation irrésistible à la découvrir ? L'auteur, Alexis Michalik ? Vous ne le connaissez peut-être pas  ? Alors, aucune hésitation possible, plongez-vous dans sa pièce, créée en septembre 2016, et ce sera une révélation !

Car c'est une petite trouvaille que d'avoir imaginé ce qu'a pu être la genèse et la création du chef d’œuvre d'Edmond Rostand, et surtout de mêler réalité et invention .

Réalité : oui, la pièce précédente d'Edmond Rostand, « La princesse lointaine » a bien été créée à Paris en 1895, et avec Sarah Bernard, oui c'est bien Coquelin Ainé (ici appelé par son autre prénom Constant) qui a interprété le rôle de Cyrano de Bergerac lors de la création. Notons aussi la présence de Jean Coquelin, son fils. Apparaissent également dans cette pièce des auteurs dramatiques, encore célèbres de nos jours, comme Georges Feydeau ou Georges Courteline.

A ce cadre s'ajoutent des épisodes plus ou moins attestés de la vie d'Edmond Rostand et qui auraient eu un lien avec la création de Cyrano de Bergerac ; comme les vers amoureux ainsi que les lettres amoureuses que Léo aurait déclamés et envoyées à la Jeanne dans la pièce de Michalik, auraient été effectivement l’œuvre d'Edmond Rostand pour une certaine connaissance qui ne savait pas comment déclarer sa flamme à celle qu'il aimait !

Une chose est de se référer à la réalité et une autre est de l'adapter à son invention, et de faire en sorte que cette dernière apparaisse aussi vraie que la réalité peut sembler, elle, déformée.

La brasserie « Chez Honoré » a-t-elle existé ? Il en existe une qui porte ce nom dans le 16ème arrondissement de Paris. Mais celle-là ne pourrait nous intéresser que si ce propriétaire, étonnante création de Michalik, était ce noir, fils d'esclave, : c'est un noir, et comme tel, il a en exécration les racistes de tout poil qui se moquent de lui ; et c'est de sa bouche, lorsqu'un client vient le chatouiller un peu trop, en le traitant de nègre,que Michalik sort un admirable pastiche de ce qui sera la tirade du nez : 

«  C'est un peu court, jeune homme ! Vous auriez pu dire … voyons, tel un géographe : « Africain, Antillais, créole ». Tel un peintre :  «  Marron, mélanoderme,moricaud ». …

Oui, étonnante création que cet Honoré, qui va intervenir dans cette pièce à plusieurs reprises et de façon déterminante.

Mais tous les autres personnages, qu'ils soient réels ou inventés, sont plus croustillants les uns que les autres. A commencer par Constant Coquelin : on reconnaît la dualité dont font preuve nombre de grands acteurs : cabotin par la force des choses, mais cela ne le rend pas nécessairement antipathique, il possède le panache qui fait la grandeur de son personnage ; il sait être aussi profondément humain, et l'intérêt qu'il porte à Edmond, hormis la gloire qu'il pourra tirer du personnage en gestation, nous le présente généreux et sachant prendre en main la défense et les intérêts de l'homme-auteur qu'est Edmond.

Les personnages féminins sont eux aussi bien campés. Inutile de s'appesantir sur le rôle de Sarah Bernard, il est tout à fait conforme à ce qu'en ont dit ses contemporains ; il participe de cette légende qui enveloppe désormais l'artiste, et quelle artiste ! Allez donc faire un tour sur Belle Ile et vous comprendrez comme cette légende a de raisons d'être ! Il y a un rôle qui me plaît beaucoup, c'est celui de l'habilleuse, Jeanne, qui est amenée à jouer aussi le rôle de Roxane ; l'innocence faite chaire !

Tous ces personnages sont … prenants ? Enthousiasmants ? Humains trop humains ? Idéaux et si proches de nous pourtant ? Ils définissent parfaitement ce que doit être l'acteur pour l'humain qui le voit sur scène : dépassant la petitesse humaine, ils permettent au rêve de se faire réalité.

Et ne serait-ce que pour cela, cette pièce serait en soi proche de la perfection (1), mais il y a un autre facteur qui rend ce texte encore plus délectable. Le lecteur moyen (mais cela sera valable pour tous les arts !) se contente de l'objet fini qui se présente à ses yeux, et oublie trop facilement tout ce « labor intus » (2), imaginant, version romantique à souhait, que le créateur totalement sous le coup de l'inspiration n'a qu'à reproduire ce qu'elle lui dicte … comme ce serait à la fois trop beau et désespérant, car où serait donc le libre arbitre de l'individu qui tente d'exprimer de façon originale ce que l'humanité depuis des siècles porte en elle ? Or, que nous enseigne (oh ! Quel vilain mot, comme si l'écriture n'était qu'affaire d'enseignement ?) ce texte de Michalik ? Si ce n'est que pour écrire (et encore une fois ceci est valable pour toutes les formes artistiques d'expression !), il faut être cet extraordinaire réceptacle capable de saisir les phénomènes à la fois intérieurs à soi et aussi extérieurs ! Stupéfiant tout le cheminement qu'accomplit Edmond pour trouver le héros de sa pièce, et non moins extraordinaire comment il arrive à en trouver les caractéristiques essentielles et surtout à les mettre en forme et à les agencer.

Mais ce « labor intus » (travail à l'intérieur de soi) n'est pas quelque chose de linéaire ; ce n'est pas comme le train électrique de votre enfance, une fois que vous l'aviez mis sur les rails, il suffisait de le laisser filer et il accomplissait tout le circuit que vous aviez construit ; non, la création c'est tout autre chose, c'est un « combat » entre ce que vous ressentez confusément en vous et toutes les circonstances extérieures ! Voyez donc un peu comme, notre Edmond croit en avoir fini avec sa pièce avec le troisième acte, et comment il se trouve obligé d'en aligner un quatrième voire un cinquième.

Oui, j'ai vraiment aimé ce texte, et vous savez quoi, comme il me plairait que vous puissiez partager mon enthousiasme (3) ; mieux encore, en espérant que cette pièce connaisse un tel succès qu'elle soit représentée de nombreux mois durant, le temps que vous et moi ayons le loisir d'aller la découvrir, nous en imprégner et en tirer la substantifique moelle !!!!

 

–1 Ce commentaire est purement gratuit de ma part, il n'est que l'expression de ce que j'ai ressenti à lire cette pièce !

-2 Merci encore mille fois à Luciano Berio qui dans cette magnifique et unique œuvre « Laborintus » nous permet de mieux cerner ce concept de la création et tout le travail qu'elle nécessite de la part du créateur !

-3 J'ai découvert ce texte grâce à ma médiathèque préférée, et comme j'aimerais qu'il soit aussi présent dans vos médiathèques ; et comme il m'arrive quelques rares fois dans une année, j'ai tellement aimé ce texte que je n'ai pas pu m'empêcher de l'envoyer en cadeau d'anniversaire à l'une de mes petites filles !!!

 

PS Editions Albin Michel, 2016, 318 p., 17 €

 

Ahmadou Kourouma : Allah n'est pas obligé

Quels qualificatifs attribuer à cette partie de l'histoire africaine, celle qui dans les années 1980-1990 a vu apparaître ce phénomène des enfants soldats ? Triste ? Abominable ? Inhumaine ? Atroce ? Et comment pourrions-nous le juger en toute objectivité, nous autres occidentaux, qui, par notre volonté d'hégémonie économique et d'exploitation à notre profit de toutes les richesses de l'Afrique centrale, avons largement contribué à l'éclosion de ces multiples conflits bien souvent d'origine tribale ?

Notre bonne conscience nous a permis, parfois, d'en avoir honte.

Alors quand c'est un écrivain africain qui raconte, nous sommes forcés de redevenir vierges de toute notre culture, de tous nos préjugés aussi, et découvrons ce qu'a été cet univers pour des milliers et des milliers d'enfants.

C'est donc l'histoire d'un enfant, il s'appelle Birahima. Qu'a-t-il fait à Allah, pour que sa mère, victime d'une gangrène impossible à soigner (victime d'un mauvais sort), vienne à mourir, et qu'il soit séparé de sa tante qui l'a pris en charge par des événements tragiques ? Il va partir à sa recherche en compagnie de Yacouba, féticheur, mais aussi multiplicateur de billets, et accessoirement bandit. Le sort va s'acharner sur eux deux (Allah?), et pour seulement survivre, Birahima n'aura pas d'autre choix que d'être enfant-soldat aussi bien au Libéria qu'en Sierra Leone … mais lorsque lui et Yacouba retrouveront la trace de la tante, ce sera trop tard, elle sera morte et enterrée dans une fosse commune.

Comme on comprend que ce roman ait obtenu le prix Renaudot et le Prix Goncourt des Lycéens en 2012 (1). Ne serait-ce que par l'histoire et la façon dont l'auteur la raconte, on est en présence d'un grand roman. Accordons lui le seul défaut (avez-vous déjà vu une œuvre parfaite ?) : un recours un peu trop fréquent aux dictionnaires pour expliquer au lecteur quelques expressions françaises ou africaines dont est émaillé son texte. Cela coupe malheureusement la narration. Mais bon, faites abstraction de ce tout petit défaut et plongez-vous dans ce récit. Si vous êtes comme moi, dans la moyenne des Français (et pas seulement … on pourrait écrire des Européens !) et que l'histoire de l'Afrique centrale (2) vous échappe quelque peu, alors vous allez avoir un véritable cours sur ce que représente dans cette partie de l'Afrique la notion de tribu et de peuplade. Vous comprendrez aussi comment l'organisation colonialiste – qu'elle soit française ou anglaise – a pu imprégner de sa marque toutes ces civilisations (et les humains !) pourtant bien antérieures à l'arrivée des nations européennes. Quelque chose frappe dans ce récit et dont on n'a peut-être pas assez conscience, c'est à quel point les Africains, enfin ceux qui ont su profiter des occasions pour s'emparer des différents pouvoirs, ont su assimiler l'essence même de la tare originelle du colonialisme : faire suer le burnous (c'était ce qu'on disait en Afrique du Nord pour décrire l'exploitation effrénée que subissaient les ouvriers agricoles, tunisiens, algériens ou marocains) pour s'enrichir le plus possible et dans les plus brefs délais … Et la population dans tout cela ? Les plus ingénieux de ces exploiteurs africains ont réussi à le comprendre et ce sont les ethnies majoritaires sur un territoire qui ont alors assumé le pouvoir, mais avec le même but !

Même si Allah est souvent mentionné, et ce de façon ironique (3), remettant parfois en cause le caractère sacré de ce Dieu (d'où le titre du roman), très intéressante est cette façon dont les tribus africaines que mentionne Kourouma, abordent le problème de la religion, au sens le plus général du terme : qu'elles aient été converties à l'Islam ou au Catholicisme, il y a de toute façon coexistence avec les traditions, et l'on fait aussi bien appel aux amulettes, fétiches et autres grigri qu'aux rites des différentes religions.

Et les guerres dans tout cela ? Certes des guerres fratricides opposant différentes tribus à l'intérieur d'un même pays ; on relèvera juste au passage, cette autre dénonciation, l'absurdité des frontières de ces pays d'Afrique centrale ; ils ont été découpés, n'importe comment, et sans tenir de l'aire géographique des peuplades qui existaient bien avant l'arrivée des puissances coloniales et leur main mise sur l'Afrique. On connaissait le schéma théorique qui aboutissait à cette chose effroyable que de jeunes enfants pouvaient être embrigadés, armés et dans le seul but de tuer. Mais l'auteur se fait ici témoin, et rapporte la réalité telle qu'elle a pu être vécue par de nombreux enfants-soldats.

Et cela fait mal, très mal, même si bien souvent pour détendre cette atmosphère particulièrement tendue, l'auteur fait alors appel à des exutoires, tels que rappels à Allah ou jurons africains.

Mais heureusement cette réalité est souvent coupée d'anecdote ou d'événements où se mêlent le tragique, le comique, l'héroïsme : c'est le cas, par exemple, de cette religieuse qui est devenue par la force des événements, chef de guerre maniant aussi bien la kalachnikov que la prière.

On remarquera aussi dans ce roman la place des femmes : elles ne sont pas que soumises et esclaves des hommes ; elles savent se rebeller, revendiquer leur place de femme en tant qu'êtres, quitte à vouloir égaler les hommes dans la guerre ; l'auteur mentionnera, non sans une certaine émotion, la place et l'attitude de quelques filles-soldats. On ne peut s'empêcher de souligner aussi l'accent qu'il met à propos de ces dernières sur l'environnement familial et social qu'elles ont eu, comme les garçons-soldats, et qui a motivé leur engagement militaire.

Etonnant roman qui nous permet d'ouvrir un peu les yeux sur cette réalité africaine tellement inconcevable pour nous occidentaux de la fin du 20ème siècle. Et ce n'est pas parce que nous sommes en période de fêtes et festivités qu'il faut pour autant se voiler pudiquement la face ; il ne s'agit pas de s'enfermer dans une posture morale, mais bien d'essayer de suivre l'auteur sur le diagnostic qu'il pose d'une façon si originale, cette originalité étant dans le fond que dans la forme !

 

 

1- Pour mes lecteurs Rennais, trois bibliothèques de Rennes ainsi que les Champs libres possèdent un exemplaire de ce roman.

2-Autrefois par un relent de colonialisme et un mépris ouvertement affiché pour ces sous cultures que représentaient les tribus africaines, on nous avait appris à l'école primaire puis au collège et lycée, qu'il s'agissait de l'Afrique Noire. La publicité « Y a bon Banania » ne faisait-elle pas un tabac à l'époque ?

3-Même si l'auteur se prétend mécréant, la position qu'il a vis à vis d'Allah - et que tout croyant de n'importe quelle confession pourrait reprendre à son compte pour le Dieu qu'il adore – mérite d'être soulignée : Allah n'est pas tenu de nous rendre des comptes, il n'est pas non plus obligé de s'occuper de nous, il peut néanmoins garantir le pain à toute bouche qui est ouverte etc... Allah perdrait sa qualité divine pour n'être somme toute que l'un d'entre nous … mais arrêtons de dénigrer Allah, je sens déjà poindre sur moi le couperet d'une fatwa !

 

PS Editions du Seuil, 2000, 233 p., 18,29 €

 

J.M.G. Le Clézio : Désert

Il me faut bien commencer par un immense mea culpa ! Pour quelles raisons, y-a-t- il quelques trente ans, ai-je bien pu m'arrêter à la 60ème page (environ) de ce roman, décrétant que je m'y ennuyais tant que je ne pouvais en lire plus ?

Par la grâce (est-ce le mot bien approprié) d'un ami je me suis replongé dans ce roman … et à ma très grande surprise, j'ai dépassé largement la page fatidique, puis j'ai poussé sur la 80ème et ainsi de suite jusqu'à avaler avec une envie irrésistible les 410 pages de ce roman.

Irrésistible, oui c'est bien le mot qui convient !

Bien sûr il y a ce désir indéfinissable de savoir ce que vont devenir les deux héros : Nour, ce touareg qui remonte avec toute sa tribu et sous la direction du Cheikh Ma el Aïnine vers le Maroc, et Lalla, la mystérieuse au regard envoûtant, ces personnages qu'elle admire, comme le pêcheur Naman ou encore le berger Hartani, ou ce très énigmatique personnage « Le secret », cette Lalla qui va quitter son village natal sur les bords de la Méditerranée pour rejoindre la cosmopolite Marseille où elle va découvrir un mendiant atypique, ou encore un photographe qu'elle va fasciner.

Ce qui surprend d'abord, c'est l'actualité de ces deux histoires écrites, il y a plus de trente ans.

Actualité ? Celle du Front Polisario, on l'a très rapidement oubliée, et pourtant cette guerre a ensanglanté aussi bien le Maroc que la Mauritanie dans les années 1990. Actualité encore, celle des Touaregs, ces fascinants combattants bleus, qui, allez savoir pourquoi, ont, un temps, « fricoté » avec les intégristes musulmans et ont encombré les reportages des exactions commises à Tombouctou, dans les années 2000 … bien après l'écriture du roman de Le Clézio … certes, mais ces Touaregs, ces « Seigneurs du désert », comme les a appelés, je ne sais plus quel grand aventurier français du début du 20ème siècle, ont toujours été d'irréductibles combattants et acharnés défenseurs de leur identité ; et comment ne pas avoir être fré à Le Clézio de les avoir ainsi mis en scène !

Actualité encore prémonitoire de ces destins d'Africains qui, pour de multiples raisons, dont l'origine est encore et toujours la présence du colonisateur. Lalla à Marseille, n'est que la préfiguration de tous ces immigrés d'Afrique ou d'ailleurs qui tentent actuellement de rejoindre l'Eldorado que serait l'Europe ; mais Lalla est aussi la figure de tous ces travailleurs africains que les différents gouvernements français ont fait venir dans l'immédiat après-guerre (la seconde!) dans les années 1946 pour participer très activement à la reconstruction de la France. Particulièrement émouvantes sont les pages que le Clézio consacre aussi au pêcheur Naman qui retrace ses expériences « métropolitaines » et plus spécialement à Marseille, de façon confuse, certes, mais l'on comprend bien le souci de vérité qui habite l'écrivain, lorsqu'il s'agit d'un vieil homme qui tente de remettre un peu d'ordre dans ses souvenirs.

Actualité encore et toujours, avec ces pages complètement incantatoires où un peuple en délire s'adresse à Dieu ! Abandonnons (encore une fois ?) toute notre rationalité, et contentons-nous des seuls mots écrits, de la simple phraséologie de l'écrivain, et c'est bien le même mot incantation qui vient immédiatement à l'esprit, de la même façon qu'on pourrait l'invoquer lorsqu'il s'agit des « rogations » (dont on n'arrive plus à savoir s'il s'agit de rites païens ou de rituels chrétiens calqués sur d'autres fétichistes ou animistes antérieurs), ou encore de tous les qualificatifs attribués à Allah et que l'on retrouve gravés avec raffinement dans nombre de mosquées ou même medersas. Le texte s'évade de son seul sens littéral pour rejoindre celui beaucoup plus impénétrable et indicible que chaque individu est capable de lui attribuer.

Et c'est en cela que réside la grande force de ce texte (mais comment avait-elle pu m'échapper, il y a quelques trente ans ?) : il n'est pas que l'expression mécanique, même si talentueuse à souhait, d'un individu qui saurait traduire avec excellence les plus intimes pensées et convictions de héros ; il va bien au-delà ! L'écriture devient alors expression personnelle, humaine de ce que le cœur humain possède de plus profondément enraciné en lui, et qu'il ne peut, sauf à le détruire, énoncer de façon purement objective. A preuve, les pages, d'une densité d'autant plus forte que très concises, où Lalla refuse cet espèce de vieux mari que l'on veut lui donner et que la tradition l'obligerait à accepter, pour aller se réfugier dans cet être, Hartani, que son cœur, contre toute raison et toute logique, lui fait tant désirer ! A preuve aussi, ce mysticisme dans lequel s'enferme (et s'épanouit aussi !) Nour.

Reste enfin un dernier (pardon à tous les zélateurs de le Clézio, de le réduire ainsi ! D'autres sauront sans nul doute en parler beaucoup mieux que moi !) qui m'a séduit : cette confrontation entre deux mondes, les armées françaises du début du 20ème siècle conquérant le Maroc, sûres de leurs victoires parce que représentantes du progrès, et les forces dérisoires, parce que scientifiquement et techniquement bien en dessous, des Touaregs et de leur cheikh. Si vous ne la lisez que comme « duel » entre modernisme et passé, vous resterez à la surface du texte : les deux forces ne s'opposent pas d'une façon dialectique ou morale, non, elles ne le peuvent pas tout simplement parce qu'elles ne se situent pas sur le même plan. Il ne s'agit pas de deux mondes qui rivalisent et dont on sait que l'un va forcément l'emporter sur l'autre. Ce serait trop facile de donner ainsi la part belle au progressisme (la victoire tant attendue de tous les scientistes du 19ème siècle pour qui il était primordial de faire bénéficier tous les « sauvages » de la planète des bienfaits de cette science que l'occident avait découverte !).

Non, c'est bien à toute autre chose que nous invite le Clézio, et cela porte le nom de tolérance : acceptons donc, nous autres occidentaux qu'il y ait des peuples et des personnes qui puissent avoir d'autres références, d'autres valeurs culturelles que les nôtres, même si elles peuvent nous sembler complètement incompréhensibles : les pages où Nour interroge les étoiles, celles où Lalla appelle l'homme secret ou tente de découvrir ce qui se cache derrière Naman, il faut les relire, les méditer, et nous comprenons alors à quelle humilité le Clézio nous invite. Et même si l'Histoire a donné « raison » aux « forces de progrès », les armées françaises s'étant emparées du Maroc, il n'empêche qu'il n'y a pas eu de vaincu : la façon dont Lalla vit à Marseille, avec son naturel, celui qu'elle avait dans le village méditerranéen de son enfance, comme la manière dont Nour va se replonger sur lui-même nous montrent parfaitement que les « vaincus » sont aussi forts sinon plus que les « victorieux »

Faut-il une touche personnelles pour conclure ? Pourquoi pas ? En lisant ces pages, je n'ai pu m'empêcher de faire le lien avec ces impressions, à la fois fugitives, et impossibles à énoncer par les seuls mots, lorsque j'ai découvert ces immensités tunisiennes de Tozeur, ou des oasis des montagnes ou encore ces paysages uniques du désert si proche de la Libye …

 

PS Editions Gallimard, 1980, 410 p. sans indication de prix.

 

Scholastique Mukasonga : La femme aux pieds nus

L'Afrique, décidément ! Mais pour être honnête, ce n'est pas parce qu'il s'agit d'une écrivain rwandaise que j'ai emprunté ce livre, non, c'est son prénom qui m'a frappé à prime abord : Scholastique ! Qui oserait appeler ainsi sa fille, alors que le nom même est synonyme de vieille méthode utilisée au moyen-âge dans les universités pour tenter de concilier l'inconciliable, rationalité scientifique et irrationalité de la Révélation ! Quel prénom, sans nul doute, vestige du colonialisme belge et de l'emprise de l'Eglise sur cette région.

Le titre surprend aussi : vision pourtant si lointaine de ces images où l'on nous montrait les Africains marchant pieds nus.

Et là vous avez le déclic, point n'est besoin de lire la quatrième de couverture pour deviner que ce texte ne fera référence qu'à un monde passé, hors du temps contemporain … à une exception près, qu'il sera soutenu constamment par la tragédie qu'on vécu les Tutsis ; victimes d'extermination (pardon de génocide de la part des Hutus avec la complicité tant de la Belgique que de l'Eglise catholique), ou bannissement dans des contrées lointaines, hors de leur territoire, et inhospitaliers.

L'auteur ne mentionnera cette référence qu'avec une extrême réserve, comme si elle ne voulait pas entacher son récit d'un quelconque jugement politique … sauf ces deux passages : les pages qui ouvrent le récit des souvenirs de l'auteure, et qui nous font pénétrer dans cet univers angoissant où les soldats Hutus peuvent surgir à n'importe quel moment du jour et de la nuit pour commettre impunément toutes les exactions possibles sur les Tutsis ; l'on partage cette peur enfantine de Scholastique et cette espérance que les cachettes trouvées par sa mère, Stefania, prouveront toute leur efficacité.

Mais surtout cette dernière page bouleversante avec son ultime phrase, derniers moments d'un rêve qui revient lancinant :

« Candida n'est plus qu'une ombre de plus en plus terne, et sa voix n'est plus qu'un lointain écho :

« -as-tu un pagne assez grand pour les couvrir tous (les cadavres Tutsis) … pour les couvrir tous … tous ? »

Car ce qu'elle a à raconter ne doit absolument pas souffrir d'une quelconque partialité qui ne pourrait détruire que l'image qu'elle a gardée de sa mère.

Récit étonnant où la grandeur des propos est servie par une admirable simplicité textuelle.

L'auteur mélange avec succès trois niveaux de lecture, l'immédiate celle qui est la plus facile pour le lecteur : la vie quotidienne au milieux de bannis. Des détails alimentaires deviennent alors primordiaux, c'est le cas de la culture du Sorgho, mais aussi du lait et donc de la vache ; l'organisation matérielle apparaît essentielle, la structuration de l'habitation et le domaine propre des femmes, lieu où l'homme est interdit (1).

Ce texte est encore passionnant parce que par quelques petits détails, il montre comment l'évolution peut se faire au sein même d'une société : l'apparition du pain, celle de médicaments ou encore plus humoristiques celles du caleçon ou de l'appareil permettant de défriser les cheveux, en sont quelques exemples frappants. Il y a opposition entre deux sociétés, celle qui est issue du terroir, originelle au sens le plus fort du terme, et celle, extérieure, exogène dit-on en langage savant : celle-là est tentatrice parce que provenant de celui qui est le plus fort, l'ancien colonisateur soutenant les rivaux (les Hutus) au pouvoir. Et l'on sent déjà poindre les conflits, que l'on ne peut réduire à archaïsme contre progressisme, non mais bien entre deux conceptions de vie. (2)

Et c'est bien là le troisième niveau de lecture que nous propose Scholastique Mukasonga : la découverte d'une autre structure, et avec quelque chose qui bouleverse un peu nos schémas devenus classiques défendus véhémentement par de fausses féministes. On est très proche d'une société matriarcale, et pas seulement pour le côté cuisine (ce qui pourrait être considéré comme réducteur), mais aussi par la façon dont la femme dirige les activités de la famille : c'est elle qui s'occupe des travaux des champs par exemple, mais aussi de la façon de soigner ; et que dire alors du fait que ce soit elle qui s'occupe aussi du mariage de ses enfants ? Stefania nous montre alors à quel point la place de la femme est prépondérante, l'homme n'étant que « représentatif » (3) !

On lira donc avec beaucoup d'intérêt tous ces petits tableaux que dresse l'auteure, mais pas seulement avec l'attention d'un apprenti ethnologue qui se pencherait sur une civilisation envoie de disparition, mais bien comme le témoignage de quelqu'un qui a intégré la civilisation occidentale et qui se rappelle, non sans émotion, sa culture originelle.

 

 

1-Société archaïque ou prônant d'autres valeurs que nous ne reconnaissons plus comme telles ? A la lecture de ce passage concernant l'arrière-cour réservée aux seules femmes, je n'ai pu m'empêcher de me rappeler cette phrase que ma grand-mère paternelle avait l'habitude de dire « pas d'hommes dans la cuisine » … et je ne peux non plus m'empêcher de sourire in petto lorsque, citant cette phrase pour justifier mon incompétence notoire ne matière culinaire, je me fais traiter de vieux macho et réac … Et si aussi bien l'attitude de Stefania, mère de l'auteure, que la phrase de ma grand-mère n'étaient pas autre chose que la volonté expresse de se faire reconnaître comme individus essentiels de la société, égaux en tout points à l'homme ? Et me soumettre à un tel désir, n'est-ce pas faire preuve d'un féminisme avant-gardiste ?

2-Ce disant, et lisant le récit de Scholastique Mukasonga, j'ai l'impression de revivre aussi cette illusion (enfin elle ne l'est apparue que depuis très peu de temps), où la science du colonisateur était forcément meilleure que celle issue du passé ; le colonisateur a réussi ce tour de force -héritage d'un scientisme abusif et exclusif du 19ème siècle- de faire croire que la civilisation qu'il proposait était forcement meilleure et plus « progressiste » que celle du colonisé … j'ai vécu cette situation lorsque la Tunisie est passée du statut de protectorat à celui de pays indépendant … et je ne suis pas certain que cette opposition ne soit pas non plus une des causes du fondamentalisme religieux islamique dont nous souffrons tant maintenant …

3-C'est sans doute le point faible de ce récit, c'est de ne pas préciser quelle est la situation de l'homme dans cette société ; certes, le propos était de rendre hommage en quelque sort à sa mère, mais le lecteur aurait avoir au moins en contrepoint quelques indications sur le rôle du père et donc de l'époux, les quelques allusions sont trop faibles pour nous en donner une idée juste.

 

PS Editions Gallimard, 2008, 143 p., 13,90€

 

Sembène Ousmane : Le mandat, précédé de Véhi-Ciosane

L'homme est ainsi fait : lorsqu'il découvre quelque chose qui lui plaît, il n' a de cesse de retrouver la même sensation, et si possible en renouvelant toutes les données de la première expérience ! Ce pourrait être une des causes du conformisme ? Pourquoi pas ! Tant pis, et je l'assume, pourquoi échapperais-je à la règle qui veut que l'humain est bourré de contradictions ! Quoi qu'il en soit, après avoir lu la semaine dernière des nouvelles d'Ousmane Sembene (dont je me suis fait l'écho ici même), il me fallait impérativement découvrir ce recueil de deux courts romans (que l'on m'a prêté) : « Le Mandat, précédé de Véhi-Ciosane. »

Ce qu'ils racontent !

Le premier, histoire heureusement très peu courante -enfin on l'espère vivement- une jeune africaine se retrouve enceinte de son père ; et l'on assiste au bouleversement qui en résulte dans ce village sénégalais essentiellement musulman.

Le second, plus cocasse sur le fond, mais tout aussi dramatique dans son déroulement : un homme pauvre, Dieng, marié deux fois et père de neuf enfants, reçoit l'avis d'un mandat que lui a envoyé un de ses fils qui a émigré à Paris et qui y travaille. L'on assiste aussi à tous les bouleversements que provoque une telle nouvelle,(car tout se sait dans ce petit village sénégalais), et surtout à toutes les difficultés que rencontre ce pauvre homme pour récupérer ce mandat ! Jusqu'à la chute finale, impossible à décrire, sous peine de nuire au suspens du récit !

Dans ces deux histoires ce qui est intéressant, pour l'européen ou occidental moyen, c'est de voir comment elles peuvent être traitées et résolues dans une société complètement différente de la notre.

Dans le cas de la première, c'est d'abord et avant tout une histoire d'honneur : qu'un individu faute de façon ouverte et donc scandaleuse, et c'est tout le village qui est atteint dans son honneur. C'est donc déjà une première constatation, si l'individu ne peut vivre que pour et par la communauté -le village- la réciproque est tout aussi prégnante : la communauté se sent responsable de tout ce que peut faire chacun de ses membres … ce qui somme toute permet fort bien à la charia de s'appliquer ! Et justement cette dernière recommande alors que le coupable soit puni de la peine de mort !

Une deuxième constatation, c'est cette place qu'occupe la femme : de fait, elle n'existe pas en tant qu'être humain ; si le père a fauté, c'est parce que sa fille, possédée du démon, a été un objet de tentation insurmontable ! Il ne s'agit donc plus d'un viol.

On notera enfin que l'enfant à venir ne rentre absolument pas dans la discussion !

Débat qui agite le conseil des sages du village, et alors il y a deux clans qui se forment, les traditionalistes qui veulent appliquer la charia et un réformateur qui tente de trouver d'autres voies et en particulier celles que pourrait inspirer la compassion vis-à-vis des protagonistes de ce drame : le père et la fille ! On noter cette prise de position assez extraordinaire, je cite de mémoire « S'il y a conflit entre la religion et la vérité, je (c'est ce qu'affirme ce réformateur) choisis la vérité ! »

Faute d'un accord unanime, la décision est renvoyée à plus tard … et c'est le destin qui jouera un de ces tours dont il a le secret et qui réglera tout … la fille étant bannie à jamais du village.

Dans le deuxième récit, là encore c'est toute la communauté qui se sent concernée par ce mandat que doit aller chercher.

Comme Dieng est potentiellement très riche par ce mandat (même si ce n'est pas vrai et si les gens dont la misère est trop grande pour qu'ils puissent réfléchir sereinement), il va être assailli, par tous ceux qui comme lui crèvent de faim, et qui seraient tellement heureux qu'il leur donne quelque petite chose ; mais il va devoir compter aussi avec ses créanciers, et en particulier l'épicier qui lui fait tant et tant crédit ! Ces scènes prêteraient à comique, ou tout au moins à sourire, si elles ne révélaient pas une réalité, dont certains protagonistes donnent même la raison : l'indépendance a favorisé l'émergence d'une classe politique et économique qui s'en met plein les poches, et qui laissent dans la misère voire le dénuement le plus total un grande partie de la population.

Et puis, il y a cet invraisemblable parcours de combattant que doit effectuer Dieng pour récupérer son mandat ; comme il va se heurter à des règlement administratifs, tels que la détention d'une carte d'identité, et pour se la procurer toutes les pièces qu'il faut fournir, il va être la proie idéale, d'arnaqueurs de tout genre, lesquels n'ont pas d'autres solutions pour survivre que de profiter de toutes les faiblesses et donc de saisir toutes les occasion, même si c'est bien évidemment au détriment des plus faibles.

Les récits tels qu'ils sont menés sont déjà en eux-mêmes passionnants, par cette description qu'ils nous font d'une société africaine contemporaine qui oscille entre garder son originalité, sa spécificité, et les tares de la société occidentale que le colonialisme n'a fait qu'amplifier. Mais ce talent de conteur est renforcé par la vision qu'un cinéaste peut avoir des récits ; et certaines scènes sont narrées avec la concision et la percussion cinématographiques au point qu'on les voit littéralement se dérouler sous nos propres yeux.

Oui, du grand art dont il serait bon que nombre de créateurs (ou surtout prétendus tels!) se nourrissent !

 

Editions Présence Africaine, 1976, 190 p., sans indication de prix

 

Ousmane Sembene : Voltaïque, La noire de …

Avons-nous gardé en mémoire Ousmane Sembene ? Que pouvons-nous être frivoles ! Il fut un grand (très?) grand de la littérature et du cinéma engagés, défenseur acharné de l'identité culturelle et de la liberté des peuples à décider par eux-mêmes, pourfendeur du colonialisme … et alors que notre pauvre monde replonge dans ses vieilles et très mauvaises habitudes toutes parées d'égoïsme, de repli sur soi, de rejet de l'autre soire de son asservissement tant économique que politique, comme on aurait bien besoin de le relire, de se référer à lui.
J'ai forcément dû, dans mon bouillonnement post soixante-huitard, avoir connaissance de son œuvre, et de m'interroger alors sur les capacités que le monde extérieur a de nous faire oublier ceux qui ont pu nous marquer ! Oh ingratitude de l'être humain !
Bon, ces vérités premières assénées comme le plus moralisateur des sermons, dignes de ceux que j'ai pu entendre dans ma jeunesse, revenons-en à ce recueil de nouvelles qu'une amie m'a prêté.
Comme sa fraîcheur m'a fait du bien, venant en intermède à un pavé absolument imbuvable, indigeste et glauque (que je critique ici même).
Rien de plus difficile à écrire qu'un recueil de nouvelles, et nombreux sont les écrivains qui se sont vainement essayés à ce genre.
Deux groupes de nouvelles se partagent ce recueil.
Celles qui ont directement trait à ce qu'on peut appeler le leurre de l'immigration. Ah qu'elle est belle la France, cette terre d'accueil vue de loin pour tous les crève-faim africains ; ceux qui ne se rendent pas compte que le colonialisme (forme suprême de l'exploitation capitaliste) les a laissés de côté, et qui imaginent que là-bas, la France, c'est l'eldorado, la terre promise, l'eden … oubliant que dans ce là-bas règne aussi la même exploitation de l'homme par l'homme même si elle prend des formes beaucoup plus perverses ou insidieuses, et qu'elle leur interdit cette réussite sociale dont ils rêvent tant ?
Nous avons alors de magnifiques et poignantes nouvelles « Lettres de France » ou « La Noire de ... » Héroïnes, deux femmes, sans doute les êtres les plus vulnérables dans cette société sénégalaise qui bascule de la tradition à la modernité occidentale ; la première  « on » la marie à un vieux qui a émigré à Marseille ; c'est le désenchantement total, un indissoluble désarroi : entièrement dépendante de son mari, qui est incapable de subvenir à leurs besoins, complètement isolée, elle n'a plus aucun repère social et culturel ; l'ultime – et seule chance qu'elle aura, le mari qui se meurt et pour elle c'est le retour au pays.
La deuxième héroïne, c'est cette « bonne » (c'est ainsi qu'on appelait aussi les femmes de ménage dans la société colonialiste ou néocolonialiste, et avec quelle condescendance ! -1) que les patrons emmènent avec eux à Antibes, lors de leur retour en France. Cette bonne sera complètement chosifiée, comme un super robot qui est capable de satisfaire les moindres caprices de leur propriétaire ; et c'est ainsi qu'elle ne sera connue que sous le nom de « La Noire de ... » Sa dernière révolte devant tant d'injustice sera de se suicider.
Le deuxième groupe de nouvelles mettra en lumière quelques questions brûlantes qui agitent la société sénégalaise, mais qui pourraient aussi secouer notre culture occidentale.
A commencer par la place de la femme. Deux nouvelles la replacent dans ce contexte dont nous n'avons guère idée : une société musulmane qui autorise la polygamie où un homme peut posséder jusqu'à quatre épouses. Vénérée et adulée à l'excès tant qu'elle satisfait comme objet sexuel, la femme devient moins que rien dès lors qu'elle ne remplit plus cette fonction. « Ses trois jours » montrent admirablement cette dépendance totale de la femme, et cet effroi qui la saisit lorsqu'elle n'est plus rien, et que son maître (car il n'y a pas d'autres mots pour qualifier cette relation entre le mari et la femme) va jusqu'à ignorer ce seul réconfort qu'elle peut avoir : chaque mois le mari doit trois jours à chacune de ses femmes. Dans cette nouvelle, la femme est confinée dans ce rôle d'esclave. Mais dans une autre nouvelle, « Souleymane » il démontre comment par le raisonnement une femme peut faire plier la société où l'homme a tous les droits. Tartuffe, Souleymane profite de sa position privilégiée de personne chargée d'entretenir la mosquée, et, lassé de ses trois épouses prétend en avoir une quatrième ; son choix se porte sur une toute jeune qui va lui faire un enfant. C'est à ce moment que cette nouvelle femme se rend compte de sa position réelle, et souhaite divorcer ; quel mot imposant une situation impossible pour un homme aussi pieux que Souleymane, d'autant que s'il accepte il doit récupérer en argent tous les cadeaux qu'il lui a faits et aussi et surtout son fils. En jugement, c'est elle qui obtient gain de cause car : 
« De quel droit, démontre-t-elle, Souleymane exige-t-il la garde de l'enfant ? On peut toujours douter d'être le père de l'enfant … Jamais de doute sur sa mère … »
S'il est relativement facile pour un écrivain sénégalais ou africain, en général, de condamner la situation qui est faite à la femme dans les sociétés encore traditionnelles et/ou musulmanes africaines, et cela avec la bénédiction de tous les progressistes où qu'ils habitent sur la terre, par contre, commencer à réfléchir sur la notion de la religion et de Dieu, cela devient beaucoup plus compliqué (à preuve les différentes fatwas qui ont été lancées contre des écrivains remettant en cause la religion, la plus ignoblement célèbre d'entre elles frappant, encore aujourd'hui, Salman Rushdie-2)
J'aime beaucoup la façon dont Ousmane Sembene réfléchit sur la religion. Il y a bien sûr celle très caustique et toute en demi-teinte dans la nouvelle « Souleymane », mais il y a bien plus subtil dans l'histoire de « Mahmoud Fall » dont la conclusion est sans appel. Après avoir profité de la crédulité de nombreux fidèles, et après s'être enrichi à leur dépens, il désire se rendre dans le pays de ses ancêtres, et là dans le désert (3) il a une révélation :
« La rage le (Mahmoud) le prit. Crâne nu, les restes de son boubou au vent, il partit en courant comme un fou, dans le désert. Il venait de comprendre qu'il n'était pas besoin de croire en Allah pour être voleur ! »
Restent quelques autres nouvelles qui ont la même force ; il faudrait prendre aussi le temps de les analyser, mais à défaut, j'aimerais souligner combien dans ces nouvelles, dans la façon de raconter et d'organiser le récit, on sent l'influence de l'écriture et de l'art cinématographique. Je ne me souviens pas d'avoir vu ses films, mais cette interaction entre les deux arts semble évidente chez Ousmane Sembene.
Alire (et sans doute à voior!) sans modération.

1-Il y aurait toute une étude à faire sur le vocabulaire que les européens utilisaient pour parler des autochtones. Vocabulaire fait de mépris, de conscience insupportable de leur supériorité : quand je me rappelle ma jeunesse tunisienne, j'ai honte de ces mots que j'ai aussi employés, par ignorance de leur signification sous-entendue, et qui avilissaient tant les habitants de ce pays que pourtant j'aimais tant !
2-A ma connaissance, je n'ai pas entendu parler de fatwa lancée contre des écrivains qui remettaient en cause la place de la femme dans les sociétés musulmanes … mais qui sait si Daech dans sa folie irraisonnée n'en lancera pas une ?
3-Très intéressante cette notion de désert : elle nousf ait penser à celle de l'Evangile ; mais Ousmane la détourne complètement !

PS Editions Présence africaine, 1975, 221 p., aucune indication de prix … !

 

Fatou Diome : Celles qui attendent

Je ne pense pas que j'aurais choisi de lire ce roman tant l'encart en gras caractères sur la couverture m'aurait fait craindre une certaine niaiserie à laquelle je répugne « Parce qu'elles savent tout de l'attente, elles connaissent le prix de l'amour. » Mais on m'a prêté ce roman et par simple honnêteté intellectuelle, et surtout par simple amitié pour la personne qui me l'a présenté, je m'y suis plongé.
Il faut bien avouer aussi que le sujet, rejoignant cette actualité qui est en train de pourrir la communauté européenne, est particulièrement brûlant.
Et c'est déjà un premier point qui rend ce témoignage intéressant.
On va découvrir la vie de deux femmes, Arame et Bougna, d'une île sénégalaise dont les deux garçons, Lamine et Issa, tentent l'aventure de très nombreux migrants clandestins en Espagne.
A l'univers propre du roman va se superposer, beaucoup plus neutre, celui propre du reportage ; et c'est ce qui va faire tout l'intérêt de ce livre. Les deux modes vont se compléter, s'imbriquer, laissant le lecteur démêler ce qui appartient au roman et ce qui ressort d'une étude sociologique, voire purement anthropomorphique ; cette gymnastique intellectuelle à laquelle nous force l'auteure n'est pas pour déplaire, et on y prend volontiers goût.
On pénètre alors dans un monde qui se voudrait complètement différent du nôtre (monde à la fois villageois, agricole et marin, où la communauté est omniprésente) et dont on a pu avoir dans nos sociétés occidentales de nombreux exemples, et sans aller cherche bien loin, les paysannes sénégalaises femmes de marins, sont très proches de nos bretonnes qui attendaient sur le quai leurs maris partis à la pêche, et les mêmes sénégalaises allant chercher des coquillages pour survivre sont très proches aussi de ces femmes de St-Jacut de la mer qui, il y a un siècle, allaient ramasser les moule …
A nous qui n'avons plus le recul du temps, qui avons aussi oublié l'histoire de nos ancêtres, les difficultés auxquelles sont confrontées ces sénégalaise apparaissent énormes : elles sont matérielles d'abord : ici, on sait ce que lutter pour la survie signifie, surtout lorsque la malchance est au rendez-vous, il suffit d'un homme qui disparaît en mer, pour que la misère soit aux portes d'une famille. C'est le cas d'Arame dont le fils aîné a disparu en mer ; on sait ce que demander un crédit à l'épicier du coin comporte comme humiliation et aussi humilité.
Difficultés morales aussi, et là nous touchons à un monde que nous ignorons : la femme, réduite à l'état d'objet, elle est bonne pour les rapports sexuels, bonne pour éventuellement faire des enfants, bonne aussi pour faire bouillir la marmite, mais sa vie propre à elle, les aspirations qu'elle pourrait avoir, tout cela n'a aucun droit de cité dans la communauté. Et quand elle ne fait plus l'affaire, alors on va prendre une autre épouse, on pire on répudie la première épouse qui retourne dans sa famille, ou mieux, la seconde épouse doit coexister avec la première ; et c'est le cas Bougna, dont le seul malheur sera que son fils ne réussira pas alors que celui de la première épouse au contraire va connaître une ascension sociale telle qu'elle rejaillira sur la première épouse qui va avoir ainsi l'occasion de se venger de sa coépouse !
Difficultés morales encore bien plus grandes, car ces deux femmes sont à la croisée de deux mondes : celui d'où elles viennent avec ses codes, ses traditions, ses modes de pensée et de vivre en société, et le monde occidental avec des codes tout à fait différents et toutes ses avancées technologiques ; ces dernières offrent tant et tant d'avantages, et permettent surtout d'éviter tant et tant de peines qui sont leur lot quotidien !
Les drames de ces deux femmes c'est qu'elles sont écartelées entre deux positions antagonistes : tout en restant dans leur ancien monde, elles veulent rentrer dans le monde occidental par procuration en quelque sorte, en incitant leurs garçons à partir en Europe de façon clandestine. Cet écartèlement se traduit aussi affectivement : elles souffrent de l'absence de leurs garçons tout en espérant leur réussite.
La contradiction culminera avec la situation des deux garçons et amis. Issa, que l'on avait marié, juste avant son départ, pour conjurer en quelque sort le mauvais sort, et faire en sorte qu'il revienne au pays, va tellement bien s'intégrer en Espagne, qu'il s'y mariera ; l'auteure nous offre alors une scène surréaliste, pour nous occidental, mais tout à fait naturel pour l'ancienne société sénégalaise : Issa va revenir passer des vacances au pays avec sa femme espagnole, et les deux épouses vont cohabiter ou plutôt la seconde va exercer sa tyrannie sur la première … qui n'aura plus aucun espoir lorsque, Issa reparti avec son espagnole, va la laisser toute seule, complètement désemparée. A l'inverse Lamine revient au pays et va s'installer avec cette jeune fille, Daba, que sa mère lui aura fait épouser par procuration, lui absent, et qui lui aura fait un enfant avec un de ses amis, un ancien fiancé !
De fait, tout le livre est une condamnation sans appel de ce miroir aux alouettes dont sont victimes nombre d'Africains qui tentent l'aventure européenne : et la dramatique actualité le prouve hélas chaque jour !
Comme témoignage il a la force de la sincérité et de la vérité, et il pose parfaitement l'autre volet de la question : la responsabilité du monde occidental dans cette tragédie qui entoure si souvent l'immigration clandestine.

PS Editions Flammarion, 2010, 330 p., 20€

Beata Umubyeyi Mairesse : Ejo

 

Si ce titre vous intrigue, reportez-vous tout de suite à la 4ème de couverture, et vous plongez immédiatement dans un tout autre univers culturel : ejo, mot rwandais pour désigner aussi bien le passé que l'avenir !
Si je voulais être cartésien à tout prix, j'en déduirais que, si le passé comme l'avenir sont deux notions qui peuvent être mélangées, être floues au point de ne pouvoir se distinguer, alors seul le présent peut compter, et l'on reviendrait par un saisissant raccourci, au fameux adage latin « carpe diem » (profite du moment présent !).
Mais en fait, cette notion et en même temps particulièrement ambiguë permet à l'auteur de nous faire mieux rentrer dans ces guerres civiles (opposant les Hutus et les Tutsi) qui ont endeuillé le Rwanda à trois reprises au 20ème siècle.
Je me souviens avoir lu des tas d'articles, en particulier dans la très sérieuse revue « Les Temps modernes » sur toutes les atrocités dont avaient été victimes la population rwandaise ; atrocités commises avec l'accord tacite, quand ce n'était pas la complicité active, de grands pays occidentaux, voire d'institutions internationales.
Que pouvais-je donc attendre d'un tel recueil ?
Des témoignages ? Sans nul doute, et de plus exhaustifs ? A dire vrai, j'ai plutôt été déçu : rien de nouveau, et surtout (?) beaucoup moins de sensationnel. Les exactions sont à peine évoquées, ou tout au moins avec une pudeur qui est aux antipodes de ces journalistes et reporters, qui restent fondamentalement voyeurs, même si c'est au service de la plus noble des causes, soit-elle. L'on comprend alors toute la signification du mot ejo : les souffrances évoquées, ne le sont pas tant pour rappeler ce que l'on a enduré que pour interroger le futur du Rwanda, et conjurer, si tant est que cela soit possible, les démons qui ont pu l'embraser. Accepter cette vision, c'est alors rentrer totalement dans les récits que l'auteure nous propose … où les personnes ne sont plus considérées comme victimes passives, ou si l'on préfère objets dénués de la moindre conscience.
Ce qui frappe le plus ce sont toutes les interrogations que l'auteure nous impose : à commencer par ce qu'est une ethnie ! Elle se sert de sa propre expérience, et nous donne les différences très concrètes et physiques qui distinguent un Hutu d'un Tutsi. Mais au nom de quels principes, ces différences feraient de l'un supérieur à l'autre ? Au nom de quelle raison d'Etat (territoire délimité géographiquement), l'on pourrait attribuer à l'un le droit de commander l'autre ? Notons au passage le coup de griffe que l'auteure envoie aux colonialistes : le territoire des Hutus et des Tutsi déborde largement le cadre du seul Rwanda ! Mais le découpage actuel de l'Afrique est bien plus le fait de puissances occidentales colonialistes et ne correspond que très approximativement à la réalité des territoires occupés par les différentes ethnies.
Découle nécessairement la seconde interrogation : si le colonialisme en tant que système a bien disparu de la réalité géopolitique africaine, n'est-il pas de fait encore bien présent dans les esprits ? Dans celui des Européens qui vivent encore en Afrique et qui se comportent encore comme d'anciens maîtres, mais aussi dans celui des Africains qui dans leurs attitudes copient sans doute très involontairement les anciens dominateurs, et tentent de reproduire les schémas de hiérarchisation, sociale des anciens colonialistes.
Et comme en un miroir dramatique, l'auteure nous renvoie la situation des émigrés rwandais ou africains dans de grandes capitales européennes comme Paris. Du coup, la notion d'immigré ou d'émigré (c'est selon), prend tout son sens : ce n'est plus une abstraction, mais bien une réalité faite de chair et aussi de tas de perceptions humaines. Ce qui amène une autre question : le communautarisme, au fond qu'est-ce que cela peut bien être ? Une adhésion purement abstraite à une culture, ou bien un lien qui malgré les obstacles et toutes les souffrances, se tisse entre des êtres qui ont connu le même passé et aspire au même futur (tiens revoilà Ejo !)
Reste dans cette toile où se mêlent tant de question et tant de vécu, une ultime interrogation : la place de la religion !
J'avoue avoir été agacé par trois récits qui font intervenir une religieuse et qui écrit à sa sœur en France. L'aspect évangélisation, prière etc … n'a pas été sans me faire bondir, surtout si on se rappelle que les autorités religieuses se sont bien gardé d'intervenir lors de ces conflits ethniques, même si de nombreuses religieuses et catholiques en ont profondément souffert, et pour certains jusqu' à la mort. Pourtant il faut savoir lire et presqu'entre les lignes ; notre auteure est trop convaincue (et au minimum trop adroite) pour s'attaquer frontalement à l'institution religieuse, elle se permet seulement d'émettre publiquement un léger soupçon, celui que peut se poser tout homme et a fortiori tout croyant : qu'est-ce qu'une religion qui se réclame de l'amour et de la générosité et qui laisse commettre tant d'atrocités.
Je me garderai bien d'y répondre ici. Je préfère adopter la même sagesse que notre auteure.
J'ai sûrement oublié beaucoup de choses à propos de ce recueil de récits, mais qu'importe, l'essentiel est que j'ai réussi à vous convaincre que, malgré son apparente futilité, on peut en tirer de quoi alimenter non seulement notre réflexion d'individu, mais aussi notre conscience de citoyen, et avoir un œil neuf sur bon nombre de faits de société qui s'invitent à notre quotidien.

PS Editions La Cheminante, 2015, 141 p. 14€

Les migrants et notre responsabilité !

Quelle civilisation ?

 

Les chiffres, toujours et encore eux, mais d'une froideur telle qu'ils nous font regretter qu'un humain ait pu un jour les inventer !

Une semaine, on nous donne 400 puis quelques jours plus tard, c'en est un autre, on parle de 800. Alors là on s'émeut, on est en proie au vertige complètement irrationnel où nous plonge cette insupportable réalité : nous parlons ici de morts, et de victimes complètement innocentes dont le seul tort a été de vouloir que la vie leur soit un tout petit moins misérable que celle qu'ils avaient dans leur pays !

Et d'imaginer tous ces corps flottants dans cette méditerranée, celle qui a, pourtant, accueilli le notre, notre corps pour notre plus grand plaisir ! Je suis comme tétanisé à seulement comparer, le mien de corps s'amusant avec la mer, batifolant dans un jeu si proche des approches amoureuses, et puis ces autres corps (et quelle différence avec le mien ?) luttant avec cette même mer pour tenter de survivre, et seulement réussir à arriver jusqu' à ces côtes européennes, terre promise, but ultime à cet exil entrepris pour fuir une réalité devenue insupportable.

Quels sentiments m'animent ? De la colère, certes, parce que je suis dans l'incapacité la plus absolue d'apporter la moindre réponse à ces drames si proches de ces côtes que j'ai tant chéries. De la compassion, bien évidemment et le mot est bienfaible, comment pourrait-il en être autrement ?, cette multitude de tragédies individuelles qui se répètent  en centaines d'exemplaires et pourtant chacun différent, comment ne pas imaginer qu'elles pourraient être nôtres : l'histoire contemporaine fourmille d'exemples d'exodes, chacun empreint, de drames identiques, est-il besoin de rappeler ces millions de personnes que des pouvoirs tyranniques en Asie ou l'Afrique contemporaines ont déportées durant le demi siècle passé?

Mais là, il y a une nouvelle dimension qui rend encore plus cruelle la tragédie que vit chacun de ces migrants : il viennent chercher refuge précisément chez ces nations qui sont responsables de leur propre malheur, et c'est voulant fuir ce malheur qu'ils courent à leur perte. Quel système politique ou économique n'avons-nous pas voulu instaurer dans ces jeunes républiques et/ou états africaines, par exemple, et dans des frontières tracées au cordeau, à l'européenne presque ? Au lieu de les accompagner dans une évolution qui aurait tenu  compte de leur propre spécificité, de la réalité géographique de chacun des territoires concernant leurs différentes ethnies, ou encore de la réalité de leurs structures économiques, nous les avons enchaînés à des modèles d'oppression (puisque totalement différents des leurs) sans leur donner d'autres moyens illusoires de se libérer (et de retrouver leur liberté !) qu'en fuyant … devenant ainsi la proie facile de personnes cupides et sans scrupules que sont les passeurs de tous poils.

Quel gigantesque gâchis !

Et comment ne pas s'en sentir responsable ! Tiens, et en vrac, des exemples, non, ils ne sont pas tirés par les cheveux, ils sont tellement évidents !

Accepter les délocalisations dans les pays africains au prétexte que la main d'oeuvre est bien moins chère, n'est-ce pas aliéner les populations locales ? N'est-ce pas créer une situation d'offre et de demande antinomique avec leur mode de vie ? Et plaquer une situation artificiellement n'est-ce pas alors exclure un certain nombre de personnes, tous ceux qui ne pourront pas se plier à ces règles qui sont hors de leur champ social et culturel ? N'est-ce pas alors en condamner certains à un exil dont la route, semée d'atrocités, va croiser la mort, tragique, celle que provoqueront des passeurs dont maintenant on est en droit de se demander s'ils ne seraient pas de mèche avec les courants religieux les plus intégristes ?

Car intervient cet autre facteur, celui qui fait sans doute le plus mal : c'est la responsabilité de nos politiques (et donc la nôtre, puisque nous les avons élus !) Soutenir des potentats locaux (1) que nous avons façonnés et mis en place (voire confortés dans leur dictature), et ce pour pouvoir défendre notre système économique, n'est-ce pas aliéner aussi une partie des populations locales qui rêvent de tout autre pouvoir, et condamner aussi une partie de ces gens à prendre le même chemin de l'exil avec les mêmes atrocités et qui va croiser lui-aussi la mort.

Alors ces morts, la Méditerranée nous les renvoie en pleine gueule, avec cette autre interrogation, comment s'occuper de ceux qui arrivent à éviter la mort.

Ah si seulement, ces morts pouvaient éveiller un peu plus notre propre conscience, au moins ils ne seraient pas morts pour rien. Mais voilà, les idéologies d'extrême droite s'agitent et se servent d'arguments populistes, certes, mais oh combien réels : nos gouvernants nous aident si peu dans la crise économique qui nous frappe, alors comment et pourquoi donner à ces migrants plus qu'à nous !

Et pourtant ! Quelle leçon ne pourrions-nous pas tirer de leur malheur : à commencer par porter un regard critique sur nos modes de production des richesses, et plutôt que de se soumettre à la loi du profit toujours plus grand pour quelques-uns, faire travailler nos cerveaux pour inventer et imposer d'autres façons de produire les richesses dont chaque homme a besoin pour vivre, d'autres relations de travail et surtout d'autres finalités au travail lui-même : nos syndicats et nos hommes politiques seraient-ils incapables d'avoir des idées, ou alors sont-ils tellement inféodés au système en place qu'ils ne peuvent même plus concevoir qu'il puisse y en avoir d'autres  ? Regard critique aussi sur nos politiques, et à tous les échelons : rien ne devant être jamais définitivement acquis, il faut que nos votes et nos actions  leur demandent réellement des comptes sur tout ce qu'ils n'ont pas fait ! Les larmes de crocodiles qu'ils versent sur les morts en Méditerranée, ne doivent pas les dédouaner de ce qu'ils ne font pas à Calais avec tous ces autres migrants qui essaient de passer en Grande-Bretagne. La lutte pour ces derniers faciliteraient aussi la prise en charge de cet exode massif qui transforme la Méditerranée en cimetière.

Alors, oui, le mot politique reprendrait du sens … et ne serait plus synonyme d'individualisme, de débrouille égoïste, mais bien de générosité et de solidarité. Alors les gesticulations des chefs d'Etat européens disparaîtraient au profit de réelles solutions, reprenant le rôle que les seuls Italiens sont bien incapables de remplir aujourd'hui.

 

(1) J'ose à peine évoquer cet autre cas de figure qui fait de plus en plus mal au fur et à mesure que les preuves deviennent de plus en plus flagrantes : que notre président Sarkozy ait entrepris une guerre de Libye réussissant jusqu'à faire exécuter le colonel Khadafi, après l'avoir reçu quelques années auparavant en très grande pompe à l'Elysée, au prétexte que le même colonel lui aurait financé à hauteur de plusieurs dizaines de millions d'euros pour sa campagne présidentielle de 2007 … cela montre à quel cynisme l'exercice du pouvoir occidental est capable de mener !

 

Calixthe Beyala : Le Christ selon l'Afrique

Vous entamez ce roman, dès les premières lignes, vous êtes déjà subjugué, et votre enthousiasme ne désarmera pas tout le long de ces quelques 260 pages que vous avez entre les mains.

Avant de tenter de décortiquer cette valeur, juste une idée de la trame : Boréale est une jeune camerounaise, qui n'a pu faire d'études supérieures et qui travaille chez une française, Sylvie, comme plus ou moins bonne à tout faire ; son salaire lui permet d'entretenir sa mère, Maman ; mais sa tante, M'am Dorota a des visées sur elle : elle va lui proposer d'être la mère porteuse de l'enfant qu'elle ne peut pas avoir d'Oukeng, un notable extrêmement puissant. On remarquera que cette situation complètement insolite et impossible en France, semble tout à fait naturelle pour la société de Douala, capitale du Cameroun, et en particulier de Kassalafam, le quartier populaire où habite Boréale.

Cette dernière, de plus, nous fera vivre quelques situations croustillantes où des représentants de différentes religions, et gourous en tête, vont s'étriper verbalement pour le plus grand bonheur de leurs adeptes (et des lecteurs).

En définitive, Boréale va accepter (mais avait-elle un autre choix?), mais cet arrangement ne va pas se dérouler tout à fait comme prévu, puisque, une fois devenue mère, l'instinct maternel va l'emporter et elle voudra conserver cet enfant, le sien, Christ.

Elle séduira, et c'est le moins qu'on puisse dire, cette Boréale (faut-il voir dans ce prénom une allégorie de la fulgurance du phénomène météorologique, et donc en déduire que la pensée de Boréale est aussi fulgurante que son nom?) Quoi qu'il en soit, on ne peut absolument pas rester insensible à cette jeune femme qui vit un anarchisme à fleur de peau, et avec des raisonnements implacables.

Le « Ni Dieu ni maître » devient non seulement une doctrine, mais une évidence telle qu'on ne peut que se demander comment des êtres peuvent choisir d'autres modes de pensée … sur la vanité, par exemple, de ces religions qui prônent le paradis : à quoi bon son existence, si les corrompus et autres bandits qui régissent le monde, doivent y être ? Et de renvoyer dos à dos tous les systèmes religieux ! Quant aux maîtres : ce qu'elle pense et dit de sa maîtresse, comme des blancs qui sont venus coloniser l'Afrique, exploiter ses richesses tout en refusant aux autochtones de profiter des bienfaits qu'eux-mêmes tirent de ces richesses, son jugement est suffisamment clair : elle est africaine jusqu'à la couleur de ses ongles et entend non seulement le rester, mais mieux, prendre cette place qui leur naturellement due, et donc les rênes du pouvoir.

De même, elle est à la fois déterminée et presque naïve dans sa quête amoureuse ; certes, elle a rencontré une espèce d'illuminé, un certain Homotype (on fera attention aux noms qui reflètent une certaine réalité à laquelle se conformeront avec beaucoup d'humour  les personnages en question), qui vante les anciens dieux égyptiens, et qui dans le même temps n'hésite pas à prendre à son compte le répertoire de la chanson moderne, des Beattles à Georges Brassens (1). Elle regrette l'osmose orgastique qu'elle a eue avec lui, mais  en femme moderne (et il ne saurait y avoir la moindre ambiguïté dans ce roman : la femme moderne africaine doit pouvoir revendiquer dans la société africaine les mêmes droits et les mêmes respects que toutes les autres femmes dans n'importe quelle société) elle ne peut supporter le machisme d'Homotype, invétéré coureur de jupons !

Le tout dans un climat qui sait faire alterner avec brio, les moments d'émotion, de révolte et ceux pleins d'humour ; j'ai déjà mentionné ceux où des endoctrinants se querellent tant et plus, mais il y a aussi ce procès que fait le notable Oukeng pour récupérer l'enfant de Boréale, mais il y a aussi, et en plus cinglant, ce machisme que prend à son compte Boréale pour amener un Blanc à lui faire l'amour. Mais il y a encore (et la liste est loin d'être exhaustive) ces scènes délirantes avec sa mère.

L'auteur nous emmène dans un tourbillon étourdissant à la découverte d'une société africaine qu'on a du mal à soupçonner avec nos œillères occidentales.

A moins de faire preuve de la plus mauvaise foi possible, digne de tous nos intégristes d'extrême droite, nostalgiques d'un colonialisme complètement dépassé, il n'est pas possible de ne pas aimer ce roman, digne de faire partie de cette littérature mondiale, un des ultimes remparts qui nous restent face à la montée de tous les intégrismes et de tous les refus de l'Autre.

On ne peut pas quitter ce roman, sans souligner la toute première et toute dernière page. En lieu et place de dédicace, même la plus frugale, du style, à mon épouse bien-aimée, quelques références à certains psaumes ou textes de la Bible ( nouveau testament inclus) en fonction de certaines situations psychologiques et pied de nez suprême à notre civilisation occidentale, les trois lignes qui suivent :

« Pour le reste, il faut faire preuve d'imagination,

                                improviser sa vie.

Ainsi en va-t-il de notre destin en Afrique. »

Si vous ne les aviez pas remarquées avant d'entreprendre ce roman, alors lisez-les et vous admirerez comme elles illustrent parfaitement tout le roman !

Quant à la dernière page, elle est beaucoup plus énigmatique, puisque elle présente une solution à chaque situation psychologique difficile à laquelle la lecture d'un psaume ne saurait remédier. Ambiguïté tout autant énigmatique, puisque les solutions proposées sont des références culturelles à l'univers contemporain occidental.

 

 

 

1. C'est un reproche, et sans doute le seul que je ferai à cette édition : les chansons de langue anglaise n'étant pas traduites, et le répertoire qu'elles recoupent m'étant fort peu familier, j'aurais aimé en avoir une traduction … leur signification semblant indispensable pour mieux comprendre le roman !

2. PS Editions Albin Michel, 2014, 260 p., 19,50€