Gotlib nous a donc tiré sa révérence ; je ne suis pas sûr que ce mot lui aurait plu, lui qui était l'irrévérence même. Etrange paradoxe que celui-ci où un être vous semble familier, voire intime, alors même que vous ne le connaissez absolument pas en tant que personne humaine ! Quand l'ai-je découvert ? sans nul doute dans les années 68 ; mais depuis plusieurs, années, même si j'aimais à relire les aventures de Superdupont, je n'entendais plus parler de lui, un peu comme s'il s'était effacé du monde.
Alors d'apprendre sa disparition, cela m'a remué, et j'ai eu tout à coup envie de relire tout ce que j'ai pu de cet immense talent ; de « Gai Luron » à « Pépère pervers », en passant par toutes les séries de « Trucs à vrac » ou « Rubriques à vrac » et bien évidemment les aventures de Superdupont, j'ai replongé avec délices dans son univers pendant une semaine.
Je te vois venir, lecteur, toi et ton jugement subtil ; tu vas me qualifier de nostalgique, de « soixantehuitard » attardé, de vieux croûton, décati et autre ringard.
Mais après tout, ces jugements-là je m'en moque et m'en contre-moque (1) car il y a dans tous ces albums cités, et bien évidemment je n'ai pas fait le tour de toute la production de Gotlib, une actualité omniprésente ; Gotlib réussit ce tour de force à nous expliquer par la dérision et par la force de son trait tous les grands phénomènes qui nous bouleversent … et bien mieux que tous les traités théoriques de sexologie, de psychanalyse, de relations humaines, de politique ou d'écologie.
Nous expliquer ? Mieux, encore nous forcer à les considérer sous un tout autre angle que celui que nous proposent les habituels présentateurs et commentateurs patentés et officiels.
Le plus évident, le danger de l'extrême droite et de ses références nationalistes, enfin celui qui nous semble actuellement tel, alors qu'il est une des constantes de l'histoire de France : le patriotisme exacerbé d'un Superdupont qui veut fustiger, démasquer et anéantir tous les ennemis anti-France devient une caricature de cette xénophobie et du rejet de l'autre différent de nous que veulent imposer les théoriciens du Front national (et malheureusement pas seulement de ce dernier !) L'on reste alors stupéfait de l'acuité de Gotlib ; l'utilisation du surhomme ou de l'homme providentiel capable de déjouer toutes les menaces de l'anti-France, l'utilisation de l'hymne national comme arme suprême pour démasque les comploteurs, n'est pas une caricature facile, artificielle, sans fondement ; non c'est un procédé qui permet de mieux dénoncer une idéologie néfaste et surtout en contradiction totale avec l'évolution du monde contemporain.
J'aime beaucoup ce personnage de Superdupont, car il permet aussi à Gotlib d'asséner des coups pertinents face à un certain nombre d'aberrations de nos système tant politiques qu'économiques. Souvenons-nous, il y a quelques décennies, et c'était déjà sous la 5ème république, l'Etat en manque de liquidités financières pour faire face à je ne plus quelle catastrophe avait imposé un impôt supplémentaire, et comme de juste tout à fait exceptionnel. En cette période électorale, on se rend compte à quel point les finances publiques sont sollicitées pour soulager des catégories sociales en grande difficulté (est-il besoin de mentionner certains producteurs agricoles?) ; alors Superdupont propose des solutions à l'Etat, et s'offre lui-même comme expérimentateur de ces nouveaux remèdes : il s'impose d'acheter constamment des cigarettes, pour faire rentrer des sous dans les caisses de l'Etat, mais pour ne pas mettre en difficulté les mêmes caisses de l'Etat, et pour éviter que, fumant, il grève le budget de la Sécurité Sociale, alors il ne les fume pas, ces cigarettes qu'il achète, il fait seulement semblant, et les jette au bout de quelques minutes … Nous sommes là-aussi en pleine caricature, mais c'est par elle que peut s'opérer la prise de conscience du « bien public », car est alors posée la question de fond :est-ce au citoyen de payer les inconséquences des gouvernants, et si non quel contrôle efficace peut le citoyen exercer sur des irresponsables malgré tout élus ?
On retrouve la même façon d'aborder les problèmes écologiques, mais à une nuance près, Gotlib est beaucoup plus subtil ; je ne sais plus dans lequel des albums cités, il y a une histoire saisissante : les destructeurs de la nature ce sont les … amoureux ! Ils effeuillent des marguerites, ils gravent leurs initiales entrelacées d'un cœur sur les troncs des arbres, ils piétinent les herbes pour pouvoir s'y allonger etc... Certes, le trait est osé, mais il fait mouche, car il force non pas à prendre le contre-pied, ce qui serait trop facile, mais bien à se poser où est la vraie cause de la destruction écologique à laquelle, qu'on le veuille ou non, on participe quotidiennement.
L'on pourrait reprendre les grands questions sociétales (que ce mot est horrible !), et l'on verrait que Gotlib sait utiliser le mode ironique et caricatural approprié pour nous forcer à la meilleure réflexion ; la preuve nous en est donné avec les relations amoureuses, dans « Gai Luron » ou sur l'obsession sexuelle avec « Pépère Pervers ».
Le « phénomène » Gotlib nous oblige aussi à nous intéresser aussi à l'art de la BD. Certes, il utilise le cadre fondamental, raconter une histoire en se servant de l'image. Mais de par les thématiques qu'il choisit et surtout par la volonté pédagogique qu'il utilise pour nous forcer à réfléchir, la BD se transforme alors en un roman d'idées mis en dessin ; le dessin devient « secondaire » et n'est plus que l'accessoire illustratif, le texte prenant alors la première place.
Dans ce sens, Gotlib échappe au phénomène mode momentané dont nombre de BD sont esclaves ; il a une valeur atemporelle qui mérite d'être reconnue.
Vous n'êtes pas convaincus ? Alors, faites un tour dans vos bibliothèques et/ou libraires préférés et replongez-vous dans la lecture de Gotlib : vous risquez d'avoir d'énormes et merveilleuses surprises !
1-C'est quand même plus élégant que « je m'en fous et contre-fous » !