S'il y avait une ville dans mon périple sicilien que j'attendais, c'était bien Catane.
Non pas qu'elle soit belle en soi, ou en tout cas plus séduisante que nombre d'autres villes siciliennes ou italiennes ; absurdité de penser un instant qu'il saurait y avoir des critères objectifs pour juger d'une ville !
Interrogez donc les natifs, et force vous sera de constater que leur amour pour leur cité est totalement irrationnel ! De même questionnez ceux qui se disent libres de toute attache vis-à-vis de cette ville, et en approfondissant jusqu'au bout leurs raisonnements, vous verrez bien que derrière leur amour, ou leur indifférence, il y a, qu'ils le veuillent ou non, un lien très fort avec leur propre passé, leur propre culture.
Mon père n'aimait pas Catane, non qu'il ne la trouvât pas belle, mais parce qu'elle était trop baroque, style qu'il n'appréciait que très peu (et encore c'est un euphémisme !).
Si pour des raisons évidentes, je ne l'ai pas suivi dans cette opposition farouche, ce ne sera pas non plus ce qui me fera aimer Catane,
Non, mais à Catane, il y a celui que d'aucuns ont appelé mon frère jumeau (pas la peine d'aller chercher dans ma petite enfance pour savoir si je regrette ce frère que mes parents n'ont pas su me donner et garder ! Il y a longtemps que je me passe très bien des foutaises de la psychanalyse et que l'imposture freudienne n'a plus de prise sur moi!)
Il faudra bien que Catane reconnaisse, et le plus tôt sera le mieux (les gloires posthumes sont les plus hypocrites et celles qui coûtent le moins!), parmi ses enfants d'adoption, Erick Barba ! Personnage de roman contemporain ; élevé dans le sérail des Beaux-Arts, Paris, mai 68 ; curieux de tout, peintre, photographe, il ne peut trouver sa place en France, - La France, terre des Arts est particulièrement dure vis-à-vis de ses enfants trop originaux, pour servir les destinées de quelques politiques !- C'est sur un coup de tête qu'en 1981, il suit un de ses amis à Catane, ils y accostent sur un petit voilier … et depuis Erick Barba s'y est installé, séduisant l'intelligentsia locale en même temps qu'une comtesse … et quand je le connais fin du siècle dernier, il est « madre lingua » (professeur de civilisation, super assistant) au Lycée international Cutelli de Catane.
Non, mauvaise langue que vous êtes, ce n'est pas une notice chronologique que je suis en train d'écrire, c'est juste histoire de vous donner envie de connaître ce personnage haut en couleurs et complètement original ! Madre lingua, et excellent contact avec ses élèves (j'en atteste, l'ayant vu fonctionner à de multiples reprises), il a même réussi à former un groupe théâtral impressionnant …
Et en plus de toutes ces qualités, il manie la voile avec une rare compétence, époustouflant ses coéquipiers catanais !
Mais j'en assez dit sur lui, laissant l'essentiel de côté, ces éléments complètement indicibles, parce qu'informulables et qui nous ont fait tout de suite sympathisé … et c'est tout cela en fait que je reviens chercher à Catane.
Brume de chaleur, Catane se fond sur le versant de l'Etna, dont on ne peut malheureusement distinguer le sommet.
Arrivée à la dernière station de l'autoroute (Palerme-Catane, que nous avons prise à l'embranchement d'Enna), un coup de téléphone à Erick pour lui préciser notre heure d'arrivée, il doit nous attendre au B&B qu'il nous a réservé.
Pour plus de tranquillité, je mets mon GPS en route, mais décidément il y a une malédiction sicilienne ; et mon GPS s'affole, me fait quitter les abords de Catane pour me renvoyer sur l'autoroute en direction de Palerme. Je fais appel à nouveau à mon sens de l'orientation, et surtout à la connaissance que j'ai de Catane : direction le port, c'est le plus sûr moyen pour retrouver les entrées du centre-ville. La circulation catanaise c'est toujours, une petite merveille : entre le code théorique et celui pratique, il y a une telle marge que, cédant au seul critère de l'efficacité, on se surprend, à doubler par la droite, à ne respecter aucun couloir de circulation, et à manier quand il le faut le klaxon, mais surtout à céder sa propre priorité, il faut bien penser aux finances de la MAAIF ! Je n'ai jamais compris pourquoi j'avais toujours eu des réticences à conduire en Tunisie, alors que, en regard de la catanaise, la conduite tunisienne est d'une facilité déconcertante !
J'avais fait, dans mon plan originel, de Catane, une plate-forme de départ pour quelques grandes excursions, nous réservant que quelques plages pour nous imprégner de Catane (je le regretterai … mais n'anticipons pas!).
Catane, ville étonnante !
D'abord, parce qu'elle semble à prime abord d'une extrême saleté ; et puis, il vous faut bien vous rendre à l'évidence, ce que vous preniez pour de la saleté n'est que la couleur noire de la pierre de lave qui a servi non seulement à construire de nombreux édifices, mais aussi les routes ; et à y regarder encore d'un peu plus près, vous vous apercevez alors que c'est une ville très propre, et qu'il n'y a pas ces tas d'immondices que vous avez tellement rencontrés à Palerme !
Une fois acceptée cette couleur noire comme couleur originale et non comme saleté, alors Catane devient une ville très agréable.Vous ne saurez résister au charme de sa cathédrale.
Construite dés le 11ème siècle, elle ne sera baroque et par excellence, que par des circonstances historiques : victime, comme tout Catane, d'un tremblement de terre, elle a été entièrement reconstruite au 18ème siècle ; et ce, en très grande partie grâce à l'architecte, Giovanni Battista Vaccarini, qui n'est quand même pas le premier venu : s'il a, en effet, très tôt, découvert l'architecture à Rome, avec Carlo Fontana, c'est surtout Francesco Borromini qui va le marquer ; et revenu à Catane, il n'aura de cesse de mettre en pratique tous les enseignements de ce Maître. A l'heure où le rococo s'emparait avec virulence de l'Espagne ou de l'Autriche, il a su conserver la pureté originelle du baroque et a préservé avec bonheur la cathédrale de Catane de tout débordement. C'est à une sainte locale qu'elle est consacrée : Ste Agathe. Comme de nombreuses martyres, cette sainte émeut par tout ce qu'elle a su endurer au nom de sa foi : cette jeune religion chrétienne (on ne parlait pas et pour cause encore de la religion catholique!), en butte à toutes les persécutions d'un monde romain décadent. Refusant de se marier à un patricien païen, et refusant d'abjurer sa foi chrétienne, elle sera mutilée d'un sein, et mourra dans d'affreuses souffrances infligées par de cruelles brûlures. Mais, comme elle saura pratiquer la charité chrétienne, non seulement elle pardonnera aux descendants de ceux qui l'ont fait tant souffrir, mais mieux, elle s'instituera leur protectrice ; et c'est ainsi qu'un an après sa mort (en l'an 251!), un de ses voiles va protéger Catane de la lave de l'Etna … grâce à cet exploit, elle deviendra la patronne de Catane.
Comme très souvent pour profiter au mieux d'un monument, tâchez de vous trouver sur cette place au moment du coucher du soleil, l'éclairage irisant vous surprendra : l'ocreté de cette lumière transformera de façon quasi magique la cathédrale, et laissez vous emporter par des rêves qui n'ont rien à voir avec sa fonction purement religieuse.
Il faut admirer l'art de la place publique qu'ont cultivé les Italiens, et donc les Siciliens ; c'est une véritable annexe de leur salon ; ils aiment rencontrer leur amis, se tailler une bavette et s'offrir dans l'un des innombrables cafés qui les peuplent, un rafraîchissement. Catane n'échappe pas à cette règle ! Et la place se doit d'être accueillante.
Alors quoi de mieux que de l'orner d'une fontaine, surmontée d'un éléphant sur lequel repose une obélisque !
J'aime beaucoup cet éléphant ; on vous avait dit que Vaccarini avait été frappé par Rome. Comment n'avait-il pas pu être marqué par ce petit éléphant et son obélisque érigé par le Bernin, au milieu du 17ème, à Rome ? On reste étonné par la surprenante parenté qui les unit ; ne me demandez surtout pas si j'ai ou non une préférence pour l'un d'entre eux ! Tous les deux me plaisent autant ; et même si on peut reprocher à Vaccarini son manque d'imagination, il n'empêche que le choix du matériau, la pierre de lave (noire) alors qu'à Rome il s'agit de marbre blanc, donne une touche originale au sujet choisi … ajoutez à cela, une fontaine avec de très belles sculptures, dont vous chercherez la symbolique (la référence à l'eau, source de vie, est trop facile!), et vous avez l'élément décoratif clé de la place.
Place pleine de vie, où il se passe toujours quelque chose, et même des plus insolites !
Ces mariages, tenez, avec ces voitures directement importées du Nouveau Monde, berline immense à 6 portes ; c'est du véritable tape à l'oeil ; mais après tout, il ne faut pas oublier que nous sommes ici en plein monde méditerranéen, et que les cérémonies les plus intimes peuvent devenir publiques, tapageuses et racoleuses ! Ce n'est certes pas ma tasse de thé, et je préfère de beaucoup la référence à la coccinelle de chez Wolkswagen, comme symbole du nid amoureux, prélude à la cérémonie du mariage et à tout ce qui l'accompagne …
Place tapageuse ?
Certes, et combien étonnante !
Comme ce soir-là, vers les 20 heures, au moment où l'obscurité avait déjà pratiquement envahi la place et où les cloches sonnant d'une drôle de façon, à mi-chemin entre le tocsin et les processions des litanies, ont accompagné un curieux cortège : précédés de nombreux drapeaux d'associations religieuses, la plupart consacrées à Sainte Agathe, des prêtres en aube blanche « promenait » autour de la cathédrale un cercueil. Curieux, j'ai tenté de demander aux badauds du coin ce qu'il en était ; tous m'ont répondu qu'ils étaient comme moi des touristes, et qu'ils n'en savaient absolument rien !
Le cortège s'est rendu dans la cathédrale, et alors j'ai réussi à avoir le fin mot de cette dévotion : un cardinal de Catane venait d'être béatifié et l'on fêtait comme il se doit l'événement !
Allez vous étonner, après cela, de l'influence de l'Eglise catholique sur la société italienne !
Vaccarini, encore lui, à l'instar de ces très nombreux palais, réellement baroques ou seulement à la manière de. Peu importe, c'est l'un des charmes de Catane, comme toutes les gandes villes italiennes, à commencer par Rome, ou Venise, c'est cet étalage de palais ; signes ostentatoires de richesses ? Réflexion facile, si l'aspect extérieur importe, ce n'est pas tant par ce qu'il suppose de fortune et d'aisance financière que par ce qu'il peut représenter de la grandeur sociale et morale de telle ou telle famille.
Ou encore par le symbole que tel ou tel palais peut prendre ; comme cette université, œuvre du même Vaccarini ! Plus qu'une richesse matérielle en devenir que sont les futurs étudiants, on se doit surtout d'honorer cette valeur intellectuelle qu'ils représentent, et alors rien ne sera assez beau pour les accueillir et les former. Qu'on est de l'aspect trop souvent purement fonctionnel qu'ont pris nos actuelles universités … comme je regrette mon ancienne faculté de lettres, place Hoche, dans un ancien couvent, et qui a été remplacée en 1967 par une série de bâtiments tout neufs, mais oh combien impersonnels ! Comment s'imprégner complètement de cette notion de passage de relais que sont les étudiants entre les données intellectuelles anciennes, celles présentes et celles du futur, si on commence par enlever toute trace physique du passé ?
Fin de cette parenthèse un peu nostalgique …
Un autre grand moment de notre séjour catanais, c'est notre visite au palais Biscari.
Le comte, ami d'Erick, est un personnage à part, qui semble guère imaginable en France (même si je ne connais que très très peu ce milieu !). Mélange d'aristocrate et de gauchiste, il est totalement déconcertant par son attitude provocatrice ; antiberlusconien de « gauche », mais aussi complètement anti-système il est capable de tenir les propos les plus antiféministes possibles, et avec un cynisme stupéfiant. Il a en tout cas une façon bien à lui de raconter l'histoire de l' « aristocratie » à partir de sa propre famille, où la dualité entre satisfaction et assouvissement de ses propres passions et le respect rigide du quand dira-t-on, semble être la règle fondamentale,
En tout cas, visiter avec lui son palais et découvrir toutes les anecdotes qui l'entourent est un véritable plaisir. Le ciel s'était fâché, nous réservant orages et quelques fortes ondées, mais cela ne nous a pas empêchés d'apprécier les richesses de ce palais qui, vu de la rue, ne paye pourtant pas de mine.
On appréciera cette immense salle de réception, avec cette coupole-tribune sur laquelle prenaient place les musiciens pour animer les bals. Et histoire oblige, même si le Royaume de Naples et des deux Siciles n'a pas été du goût des plus grandes familles siciliennes, elle est, ne serait-ce que par la peinture, omniprésente.
Quant à la terrasse, outre une perspective sur la cathédrale, elle présente des sculptures du plus grand intérêt, et se permet toute fantaisie philosophique, nous laissant méditer en bons méditérrannéens quelque peu désabusés, sur le temps et son inexorable déroulement.
Richesse étonnante qui fait de ce palais l'un des plus beaux de Catane.
Rejoignez la via Vittorio Emanuelle II longeant la face nord de la cathédrale, vous ne ferez que quelques mètres et ne serez pas sans être intrigué par cette boutique qui vend tant et tant de souvenirs et autres productions locales ! Affable, le patron pourra vous offrir l'un de ses prosecco, et vous le vexeriez fortement à ne pas l'accepter. La gentillesse et la courtoisie catanaise ont ceci de bon qu'elles ne cachent aucune arrière pensée commerciale : elles sont totalement gratuites, et seulement pour le plaisir.
Mes souvenirs me rapportent à quelques années en arrière, où lors du premier échange que nous avions fait avec les élèves d'Erick, nous avions passé, Erick et moi, quelques soirées mémorables dans un bistrot, très porté à gauche, « Café delle botteghe oscure » ; soirées durant lesquelles j'ai, entre autres, découvert le fameux malvasia.
Il y a maintenant, à sa place, un restaurant …
Une institution qui ne change pas à Catane, c'est la vénération de ses habitants pour l'enfant de leur Ville, Vincenzo Bellini : il n'a pas eu grand temps d'écrire de nombreux opéras, dans sa courte vie (1801-1835), mais un air, la Cavatine tirée de la Norma, a tellement frappé les esprits et suscité un tel engouement, qu'il est même inscrit sur la base de la statue du compositeur … j'ai rêvé, et imaginé, que l'un de nos grands ministres de la culture (car à défaut d'avoir un grand ministère de la culture, nous avons toujours eu de grands ministres !!!) fasse ériger une statue d'André Campra, par exemple, où sur le socle serait gravé le « Kyrie » de son requiem !
Catane, c'est aussi et surtout une ville qui vit avec ce voisin si remuant : L'Etna ! Si elle sait en utiliser les richesses, elle doit aussi composer avec ses humeurs, surtout lorsqu'elles se combinent avec celles des tremblements de terre, comme ce fut le cas au 17ème siècle, où par l'association des deux phénomènes Catane fut presque totalement détruit, à l'exception d'un monument notoire : Le Château Ursino. La lave s'est contentée de l'entourer, en 1669, avant d'aller rejoindre la mer. Ce sera donc le seul vestige encore intact qui reste du Moyen-Age à Catane ; construit au 13ème siècle, il en impose avec ses tours d'angle, et ses austères murailles. Pour les Angevins, il n'est pas sans rappeler celui d'Angers … ce qui marque aussi le lien historique de la Sicile avec le reste de l'Europe au Moyen-Age.
Encore plus qu'à Palerme, je regretterai ce trop court séjour à Catane ; ne pas avoir assez de temps, ou plutôt ne pas réussir à prendre tout le temps pour savourer une ville comme Catane, est une frustration, un manque de respect pour cette jouissance qu'elle peut nous procurer. Et toutes ses autres merveilles que je connaissais, mais que je n'ai pas eu le temps de revoir, me laissent un immense arrière-goût d'amertume amplifié par cet autre regret d'avoir passé si peu de temps avec mon alter ego …
Mais renvoyons aux forges de Vulcain, au plus profond de l'Etna, mister Freud !