Nous sommes en une période décisive de l'histoire de la Corée, celle où, au 6ème siècle après le Christ le royaume de Silla va l'emporter dans cette guerre dite des « trois royaumes » qui frappe la Corée depuis déjà plus de 600 ans (en comparaison, notre guerre de cent ans semble vraiment une toute petite chose !). Sur ce fond de guerre où un général, Isabu, se révèle fin stratège et gagne de nombreuses batailles décisives, c'est l'histoire de deux personnes ; d'une part un musicien Ureuk, et son assistant, Nimun, et d'autre part Ara, demoiselle de compagnie du roi Gashil. Lorsque ce dernier meurt, la coutume veut qu'un certain de personne soient enterrées vivantes dans des tombeaux proches de celui du souverain. Ara devrait en faire partie … mais elle réussit à s'enfuir à temps et ce sera sa traque, jusqu'au moment où elle sera reprise et enterrée vivante avec le nouveau qui va très rapidement mourir, mais entre-temps elle croisera le chemin, d'un trafiquant en armes, Yaro, et aussi Eureuk.
Seul personnage, en dehors de Ara, pour lequel le lecteur va avoir une réelle sympathie. Il a beau être musicien de cour, celui à qui on fait appel pour les cérémonies officielles, il est tout sauf un courtisan ! Sa raison de vivre, c'est la quête du son idéal qu'il va rencontrer dans une étrange cithare à douze cordes, un ancien instrument trouvé parmi les ruines d'un village dévasté par l'ennemi, mais lequel on ne sait plus tant il a d'ennemis ! Et tant les amis d'hier deviennent des ennemis irréductibles alors que les ennemis d'hier deviennent des amis … ainsi va le cours de l'Histoire ! Le roi défunt avait demandé à Ureuk de trouver un son différent pour chacun des villages qui composaient son royaume … Le son est vivant se plaît à répéter Ureuk, et lorsqu'il a réussi à trouver tous ces sons différents, que peuvent-ils devenir lorsque les villages sont à leur tour détruits.
Cette théorie du son qui échappe aux vicissitudes de l'homme, dont il est pourtant une des caractéristique essentielle parcourt le roman en une espèce de leitmotiv qui force le lecteur à s'interroger ; car par delà le fait brut, celui qu'utilise le romancier, n'y aurait-il pas une lecture symbolique ? Le fait qu'Ureuk ait constamment une attitude « pacifiste » ou « neutre », en tout cas très détachée vis-à- vis tant du pouvoir que des honneurs, tendrait à montrer que le romancier se sert de la notion du son comme d'une élément parabolique ; les activités intellectuelles, avec les manifestations artistiques qu'elle suppose, serait en totale opposition avec celle des armes et/ou du pouvoir temporel ?
Ce que prouveraient aussi quelques autres personnages particulièrement bien campés de ce roman.
A commencer par ce Yaro, forgeron d'armes nouvelles redoutables : on admirera les descriptions qu'en fait le romancier : les spécialistes militaires et plus spécialement ceux qui se penchent sur les armées au moyen-âge apprécieront l'exactitude des propos. Mais Yaro se double aussi de trafiquant ; et en cela il est très moderne ! En cette époque, la nôtre, où la réussite économique passe par la vente des armes, et où peu importe à qui l'on vend, l'essentiel étant de fourguer coûte que coûte sa production, Yaro fait figure de précurseur, lui qui n'hésite pas à vendre aux deux ennemis ses petites trouvailles … ce qui n'échappera pas à la perspicacité d'Isabu … avec comme conséquence l'exécution de Yaro !
Isabu, l'autre grande figure mais purement militaire celle-là !
Lui non plus n'a pas d'états d'âme ; il est au service exclusif de son roi, et sa fidélité comme ses succès ont été récompensés puisqu'il est nommé général en chef de toutes les armées. Il ne s'encombre pas des politiques, car il sait très bien – et il l'affirme haut et fort – que les civils ne connaissant rien aux choses de la guerre, ne peuvent que lui laisser les mains libres. Son objectif, conquérir tous les territoires ennemis pour le compte de son roi, est clairement affirmé, et il ne s'encombre pas de scrupules : il ne se gêne pas pour supprimer tout ce qui pourrait de près ou de loin s'opposer à cet objectif et nuire à la royauté. Les ennemis prisonniers qui ne peuvent le servir, il les fait exécuter ; un roi qui s'est rallié, et même s'il contribue à remporter la victoire, Isabu n'hésite pas à le faire assassiner …
Pourtant … pourtant, il a un côté sympathique, ce général ! A preuve ce dialogue qui s'instaure entre lui et Ureuk et ces deux phrases :
Ureuk : « dans ce pays dont vous (Isabu) êtes le maître permettez-moi de jouer une musique qui n'a pas de maître. »
Isabu : « Quel serait mon intérêt, moi commandant en chef, de tuer un musicien ? Puisque tu n'as pas d'arme, je t'accorde déjà la vie sauve. Mais nous sommes ici dans une enceinte militaire. Ce qui n'est pas un endroit pour un musicien … »
D'autres personnages intéressent par la vision toute moderne qu'en donne le romancier. Laissons de côté les rois et royautés, pour nous intéresser plus spécialement à ces personnes qui détiennent le pouvoir, et entre autres le grand ordonnateur, dont on pourrait dire que la fonction ressemble à celle d'un secrétaire général de l'Elysée. Vision moderne en ce sens qu'il passe son temps à mesurer ses actions à l'aune de ce qui est bon pou la royauté et donc pour lui ; s'il exige des sacrifices des autres, en particulier en ce qui concerne les personnes qui doivent être enterrées, ce n'est pas parce qu'il croit que cela est bien en soi, mais seulement parce que cela est nécessaire pour maintenir en place le pouvoir et la cohésion populaire qui s'exerce autour du roi. Il n'hésite pas pour ce faire à faire appel à des pratiques quelque peu obscurantistes, et cela avec la complicité d'un chaman.
Nous avons alors la description du processus du pouvoir, et même s'il remonte loin dans l'Histoire, il est très proche des idées d'un Macchiavel et des philosophes politiques qui ont suivi.
On remerciera l'auteur de nous avoir fourni en annexe quelques pages sur l'historique de la période évoquée ; que vous les lisiez après ou que vous vous y référiez en cours de lecture du roman, elles sont d'autant plus utiles, et surtout nous permettent de nous rendre compte à quel point l'Histoire comme suite d'événements qui se sont réellement déroulés et la légende, transformation poétique de ces mêmes éléments, peuvent se confondre.
Si par moments ce roman peut sembler difficile à suivre, voire agacer, par-contre, certains passages se révèlent fascinants !
PS Editions Gallimard, collection NRF, 2016, 304 p., 21€