Naguib Mahfouz : Les Mille et une nuits
Avec Hanan El-Cheikh, Naguib Mahfouz est, à ma connaissance, le deuxième écrivain de langue arabe à reprendre au 20ème siècle ce thème qui fait honneur à toute la littérature : celui des conte des Mille et une Nuits. On a sans doute tous en mémoire cette séduisante traduction universellement reconnue de Galland. Celle qui avait réussi à nous faire partager avec enthousiasme la fascination des histoires inventées par Shéhérazade pour éviter cette mort que lui promettait chaque matin le sultan Schahryât. Comment ne pas se reconnaître dans toutes ces aspirations que l'auteur des Contes mettaient en avant : amoureuses, certes, mais aussi de réussite sociale, d'interventions surnaturelles ? Qui ne s'est pas un jour assimilé à Ali Baba, ou à Aladin ou encore à Sinbad le marin ?
L'universalité de tous ces thèmes était tellement évidente qu'ils ont à leur tour, et sous la même forme, inspiré nombre d'artistes dits occidentaux, compositeurs comme Rimsky Korsakof, ou peintre comme Klee, sans oublier tous ces chefs d'oeuvre qu'en a tirés le cinéma.
Que pouvait-on alors créer encore de mieux à partir d'un tel canevas ?
La trouvaille de Mahfouz est de commencer son roman, là où s'achèvent Les Mille et une nuits. Pourtant, à y regarder de près, il procède d'une seconde astuce qui enchaîne le lecteur : il va se servir de personnages qui ont existé dans ces mêmes Mille et une Nuits. Shéhérazade, bien sûr, le sultan, ces deux-là pour le cadre général, histoire de nous indiquer clairement la filiation entre les deux textes. Mais d'autres personnages vont surgir comme Sindbad le marin, par exemple, qui illustre parfaitement bien le propos de l'écrivain : il reprend l'origine du marin et baste : on ne saura rien de ses aventures, sauf le très peu qu'il en dira au sultan, mais seulement pour en dégager les lignes morales, et les ériger comme mode de gouvernement aussi bien personnel qu'universel.
Autre filiation, la présence des Djinns et autres esprits maléfiques. Mais alors ils prennent, dans cette fin du 20ème siècle, une toute autre signification : comment ne pas voir dans leurs agissements et tout ce qui les motive la personnalisation même des forces obscures qui animent nombre de fanatiques d'aujourd'hui. Et dans cette opposition, par personnes interposées, comment ne pas retrouver cette sourde bataille que se livrent les quelques très rares tenants d'un Djihad sans concession, et l'immense majorité de croyants, des hommes si pieux !
Assimiler les forces obscures des Djinns aux seuls islamistes fanatiques et se contenter de cette seule analyse, pour satisfaisante qu'elle soit pour nos esprits cartésiens, serait nous priver des merveilleux ressorts que l'intervention des Djinns offre au narrateur. Car, face à un tel texte, il faut laisser à cette part d'enfance qui sommeille toujours en nous de prendre la juste mesure de tous les déroulements et rebondissements que nous propose Mahfouz ; l'appel au merveilleux que sont les interventions des Djinns, la façon dont ils sont, parfois, victimes de leurs magouilles, est omniprésent. Son but essentiel d'alimenter constamment les histoires se libère de toute empreinte morale ; le lecteur s'évade de tout jugement moral qu'il pourrait -devrait (?)- porter sur les agissements de ces djinns pour n'en garder que le bonheur d'une action toujours plus vivante. Et comme tous les récits proposés se terminent avec l'idée que nous pouvons nous faire de la morale sociale ou publique (la victoire du bien contre le mal, du bon contre les méchants), alors nous ne gardons des actions des djinns que le seul côté de ressort dramatique et non de jugement moral.
Reste que … il y a une très grande morale qui se dessine derrière chacun des récits proposés. La première est bien qu'il ne saurait y avoir de pouvoir en société qui ne tienne compte du bien être de la même société. Le sultan Schahriar (écriture de Schahryât dans Mille et une Nuits), après s'être guéri de son désir de tuer chaque nuit une de ses épouse, grâce à Shéhérazade, va être la référence suprême à laquelle faire appel pour garantir la cohésion et la paix sociale … même si certaines de ses décisions peuvent apparaître osées et beaucoup trop modernes. Il en découle tout normalement que la hiérarchie, pour nécessaire qu'elle soit, ne peut s'autoriser à faire n'importe quoi, et à satisfaire ses propres désirs et plaisirs au détriment de l'organisation sociale elle-même ; l'immoralité des vizirs, gouverneurs, et autres responsables de police, leurs débauches ou leurs corruptions est toujours sanctionnée, et toujours avec l'assentiment explicite du peuple, de ceux qui sont, pourtant sous leurs dominations. Et en ce sens, il y a une modernité dans le texte de Mahfouz qui surprend et … séduit.
Apparaît alors une conception moderniste de la société ; elle prend en compte la division en classe, les pauvres, les marchands, les responsables administratifs et politiques. Le mélange ne va pas s'opérer sur la base d'une quelconque aliénation par le travail (ce qui pose aussi une question : le marxisme peut-il être compatible avec la mentalité orientale ? ), mais sur celle de l'efficacité d'actions entreprises : Sinbad le marin, issu de la classe des pauvres, va séduire non pas sur la seule base de ses actions, mais seulement sur ce qu'elles signifient et mettent en avant.
Livre de détente ? Oui, sans nul doute, parce que oeuvre de fantaisie, de géniale création à partir d'un texte préexistant (pourrait-on parler avec ce roman de « working progress » ?), mais aussi œuvre de réflexion, parce qu'approche doucement irrévérencieuse de la religion et de l'organisation de la société. Piste que pourraient (devraient?) suivre de talentueux écrivains pour utiliser des grandes épopées du patrimoine universel et les transformer en de nouvelles œuvres qui … etc … etc …
PS Editions Babel, 2006, 327 p., 8,70€