Jamal Mahjoub : Le télescope de Rachid
Quelle épopée que celle de Rachid al-Kenzy au début du 17e siècle ! Savant originaire d’Alep (actuellement en Syrie), il échoue à Alger, où sa science médicale fait merveille jusqu’au jour où il est accusé d’avoir tué un commerçant juif ! Habilement conseillé, le dey lui inflige comme châtiment d’aller lui chercher en Europe ce fameux télescope qui lui donnerait la suprématie militaire. Mais ces aventures vont s’arrêter au Danemark lorsque le bateau transportant Rachid va, à la suite d’une terrible tempête, s’échouer.
Construit sur deux plans différents, ce roman mélange les aventures de Rachid et cette recherche scientifique qu’effectue un savant danois sur un site peu ordinaire d’une ancienne ferme et qui a appartenu à un certain Heinesen au début du 17e siècle … lequel Heinesen aurait été intimement mêlé aux aventures de Rachid, puisqu’il l’aurait recueilli après son naufrage.
Ce type de construction fait en général recette dans la littérature contemporaine, mais elle est difficile à manier ; dans le cas présent, non seulement elle ne s’impose pas, mais pis, elle est un frein au récit lui-même des aventures ; loin d’aménager le suspens, elle le détruit …
Dommage car les aventures de Rachid nous plongent dans un univers romanesque propre à enthousiasmer le plus méfiant des lecteurs ; sa jeunesse, sa quête scientifique dans cette communauté qui ne brille que par la qualité de ses membres, son séjour algérois, sont autant de parties qui nous rappellent les « Contes des Mille et une Nuits », et à les lire, notre esprit s’embrase ; on les vit autant qu’on puisse le désirer…
Et arrivent les épisodes centraux, le voyage maritime, son étape à Cadix, et cette ultime étape, où, s’enfonçant dans l’océan Atlantique, le capitaine s’égare et ne sait plus faire face à cette terrible tempête dont le bateau sera victime ; il y a des pages d’une qualité exceptionnelle, et par moments (j’espère que les hugoliens idolâtres me le pardonneront !) j’ai eu l’impression de relire du Victor Hugo – réminiscences des travailleurs de la mer !-
Surviennent les derniers moments, et en particulier l’incendie final d’où s’échappera miraculeusement Rachid, pour ne mieux en mourir qu’en compagnie du fameux télescope. On commence à rentrer dans ce drame final avec l’appréhension du lecteur qui ignore encore si … mais bien sûr que la chance le sauvera … sauf qu’alors tout s’éclaire (c’est le cas de le dire !) et cet incendie n’est pas sans nous rappeler un autre, bien plus célèbre, celui qui a marqué la littérature contemporaine : l’incendie final de l’abbaye dans « le Nom de la Rose » ; je n’irai pas jusqu’à qualifier de plagiaire Jamal Mahjoub, ce serait lui faire injure, mais il est étonnant de constater comme un thème a pu marquer même l’inconscient d’un grand écrivain (car tout le reste nous le prouve comme tel, malgré aussi ce ratage de construction !)…
Dommage, car cette réminiscence nous gâche alors le plaisir que nous aurions pu avoir.
Mais en dehors de l’histoire palpitante de Rachid, ce roman nous offre tant et tant de perspectives ! D’abord il nous remet quelque peu en place ; je sais bien, il y a déjà pas mal d’années que notre conscience d’eurocentriste s’est remise en cause et a accepté que d’autres civilisation aient pu connaître un développement sinon supérieur du moins égal au notre ; mais dans ce roman j’ai beaucoup aimé comment la science était traitée ! reconnaître la supériorité des arabes en tant de domaines et rappeler aussi que sans eux et tous ces admirables savants qui ont émaillé son histoire du 10e au 12e siècle, l’européenne en serait sans doute encore à de puérils balbutiements ! Mais reconnaître aussi l’apport de la science européenne (en particulier l’apport du courant copernicien) malgré les interdits religieux (et la version de la création du monde par le Coran !) ! dans tout cela il y une extraordinaire tolérance que nous ferions bien aussi de méditer de temps à autre.
Tolérance aussi dans ces pages où les Danois découvrent tout à coup dans ce Rachid, naufragé, qu’il y a d’autres êtres ; et que si la majorité d’entre eux se réfugient sous l’impulsion d’un prêtre hystérique dans des attitudes sécuritaires, allant jusqu’à exiger que soit assassiné cet être « diabolique », il y a une toute petite minorité (Heinesen en fait partie et le paiera très cher) qui au nom de la relativisation fait le pari de la diversité des races et des cultures … J’en connais des politiques qui actuellement seraient bien avisés de s’en inspirer !
Et puis, par delà ces appels à la tolérance, il y a tout un discours particulièrement intéressant, celui de la raison et de la science contre l’obscurantisme et les réactions purement superficielles. Malgré les vicissitudes de sa vie aventurière, il y a toute une sagesse qui permet à Rachid d’affronter toutes ces contrariétés.
Pour conclure, je n’emporterai sûrement pas ce roman sur l’île déserte que pourrait me réserver mon futur !, mais si je ne l’avais pas lu, il aurait tout aussi sûrement manqué à ma propre culture.
PS Editions Babel, 2001, 342p.