Abdourahman A. Waberi : Transit
C’est le type d’écriture qui a le don de m’énerver : au prétexte de faire vrai, de respecter l’identité des personnages, on se permet de massacrer le français ; et parce que le héros qui commence le roman est un noir de Djibouti, alors allons-y gaiment, écrivons, pour reprendre l’expression, horrible, terriblement colonialiste, en petit nègre.
C’est pour moi insupportable.
Une langue, quelque qu’elle soit, est un véhicule trop sacré pour qu’on puisse la tripatouiller, lui faire subir toutes les contorsions possibles, au point de la dénaturer complètement.
Alors les premières pages me furent pénibles au plus haut degré … et heureusement, il y eut la suite où, très rapidement, le lecteur se rend compte qu’il s’agit là d’une série de récits dont certains se croisent, et qui sont par leur nature même capables de capter toute notre attention.
Réalité coloniale ou plutôt néocoloniale décrite par petites touches et sans la moindre complaisance ; satire féroce de ces européens qui se comportent comme des maîtres en terrain conquis ; certes, ce territoire de Djibouti a pu conquérir son autonomie, mais les européens sont encore là prêts à diriger tout et en sous-main, ce qui est bine plus pernicieux. Et malheur au blanc qui voudrait rompre d’une manière ou d’une autre ce bel ordonnancement, non seulement il serait mis au ban de la société, mais, pire, sa vie elle-même serait menacée !
Il en est de même pour les autochtones ; ils croient occuper le pouvoir, mais des blancs ils ont pris ce qu’il y a de plus mauvais, et ce sont coups d’Etat sur coups d’Etat, et au milieu d’eux cette population civile avec tous ses paumés ; ceux qui sont mercenaires, faux soldats et pour qui la vie d’autrui ne compte guère ; et lorsqu’ils reviennent à la guerre civile, faute de pouvoir occuper un travail utile, très rares sont les postes de travail, alors ils se font quelque peu mafieux, rackettant tout ce qui est possible de l’être … en attendant …
Habilement construit ce livre rend bien compte des diversités culturelles, même si avec beaucoup de pessimisme : ces noirs qui, nostalgiques de leur passé et du type de société qu’ils avaient hérité, ne se retrouvent absolument plus dans celle que l’ex-colonisateur leur a imposée. Ces blancs qui découvrent que, quelle que soit leur volonté d’être à l’écoute des noirs, ils sont incapables, de fait, de se mêler à eux dans la grande fraternité recherchée.
L’astuce du romancier pour mieux nous faire pénétrer dans ce monde somme toute très noir qu’il décrit, reste encore le niveau de langue utilisé : indigeste, lorsqu’il s’agit du français parlé par l’autochtone – mais ne faut-il pas voir alors la dénonciation de l’imposture des colonisateurs (et ce depuis l’ère romaine !!!) : croire que la langue dominante peut être facteur d’intégration, alors que les concepts culturels qui la fondent sont complètement étrangers au colonisé ? et dans ce sens, alors le français de petit nègre utilisé par les autochtones devient le symbole même de cette incapacité !-
Et parallèlement le niveau très correct de langue utilisé par les personnages « blancs » de ce roman relève de la même symbolique, puis qu’il ne peut absolument pas rendre compte de la réalité africaine de Djibouti et de ses habitants, et qu’ainsi, fatalement, il ne peut y avoir aucune compréhension en profondeur des deux communautés.
Oui, c’est un roman très dur qui ne laisse guère de place à l’optimisme béat et euphorisant ; mais ce n’est pas pour autant qu’il faille pratiquer la politique de l’autruche et ne pas le lire, ce serait passer à côté d’une source très intéressante de réflexions.
PS Editions Gallimard, 2003, 155p., 13,50€