Si proche du mot euphorie, le titre attire comme un appel à goûter de nouveaux délices. La quatrième de couverture dévoile un peu de ce monde mystérieux qui attend le lecteur … et ce serait bien le diable si vous ne vous laissiez pas prendre à cet univers esquissé.
Il y a d'abord l'évocation des découvertes récentes (elles remontent à moins d'un siècle !) de nombre de peuplades primitives habitant toutes ces îles du Pacifique, et plus précisément la Mélanésie.
C'est un trio d'anthropologues qui vont être les héros de ce roman ; d'abord le couple, Fen et Nell, qui, grâce à Bankson, vont aller étudier sur le tas une tribu, les Tam ; cette peuplade sera le quatrième personnage principal du roman. Trio fictif, puisque roman il y a, mais sur un fond de réalité nous apprend l'auteure, puisque celle qui lui a permis d'évoquer aussi profondément les pratiques anthropologiques de ses héros, n'est ni plus ni moins que Margaret Mead, l'une des pionnières de l'éthnologie dans les années 1930.
Quant au cadre, il évoque ces contrées lointaines qui nous fascinent d'autant plus que nous sachons que nous n'aurons jamais l'occasion d'y aller : La Nouvelle Guinée. Peu familier de la géopolitique, il m'a fallu quand même utiliser encyclopédies et cartes pour savoir que cette île de la Mélanésie proche de Bornéo était une ancienne colonie britannique et dont une partie est aujourd'hui territoire indonésien, tandis que l'autre s'est constituée en état indépendant.
Sur le Sepik, le plus long fleuve de la Nouvelle Guinée, habitent donc les Tam ; peuplade primitive que vont donc étudier Fen et Nell ; sous le charme de cette dernière, dont il deviendra éperdument amoureux, Bankson, se joindra à eux, et partagera les théories de Nell tandis que Fen restera plus que sceptique devant elles. L'irréparable arrivera, ce n'est pas ce que les lecteurs attendent et qui se réalisera finalement, Nell et Bankson découvrant les charmes de l'amour physique (1), l'irréparable c'est cette espèce de folie qui s'est emparée de Fen, qui, à défaut, pense-t-il de laisser une trace dans l'histoire de l'ethnologie comme sa femme Nell, va vouloir, pour s'affirmer, s'approprier un objet culturel très important aux yeux de la communauté, et ce en entraînant dans la mort un membre de cette tribu !
Ce glissement de l'atmosphère de recherche anthropologique à un climat dramatique s'opère de main de maître : il se fait très progressivement, on n'arrive même pas à savoir quand il commence ! Ce n'est pas au début du roman, même si Fen parle à Bankson de cet objet ; et quand il part, d'une façon fort mystérieuse avec Xambun, on s'imagine une toute autre direction, beaucoup plus en rapport avec ses recherches. La scène où Fen revient dans son canoë, Xambun mort à ses côtés, est d'un intense et étonnant vérisme : et les mots sous les doigt de Lily King deviennent séquences de films ou scènes d'opéras. J'ai rarement ressenti une telle équivalence, je devrais même écrire trivalence, entre les trois grands arts d'expression que sont littérature, cinéma et musique. C'est là où le lecteur lambda s'aperçoit qu'il est en présence d'une grande écrivaine (2) car elle a quitté le monde purement descriptif, celui qui se voulait en quelque sorte documentaire, et qui prend toute sa dimension avec cette fameuse grille où Nell pense pouvoir ranger toutes les races selon des critères scientifiques !, pour rentrer dans l'atmosphère de la fiction. Atmosphère très forte qui se résoudra de façon dramatique (on admirera l'art de la romancière qui fera finir son couple dans la même atmosphère qu'elle l'avait fait se constituer!)
Je suis un bien mauvais analyste, car de fait, l'atmosphère du roman, n'est jamais bien loin depuis le début, lorsque l'auteure nous raconte par exemple l'enfance de Bankson, ou encore quand il nous fait rentrer dans l'intimité de Nell. Mais comme elle est liée, et submergée même par la description scientifique du travail que mènent nos ethnologues, alors on l'oublie.
D'autant que cette description est loin d'être ardue, voire ennuyeuse. Et comme elle nous manipule bien cette Lily King ! Ces descriptions sont tellement réalistes, tellement plausibles, surtout pour un lecteur comme moi qui est guère familier de la chose anthropologique, qu'on les prend pour argent comptant, et qu'on ne suppose absolument pas un instant qu'elles puissent être inventée de toutes pièces. Il faut lire les remerciements que l'auteure adresse à la fin de son roman, pour s'apercevoir avec quel art elle nous a « possédés » ; si vous croyiez, et à juste titre, que les descriptions fournies étaient réalistes, que la tribu Tam ou la civilisation Konia existaient, eh bien, faites-vous en votre deuil, ce n'était que pure fiction !
Est-ce à dire que cette fiction, issue tout droit de l'imagination de Lily King, est mauvaise : l'affirmer serait d'autant plus de mauvaise foi qu'il serait impossible de le démontrer et que les univers suggérés (jusque dans les moindres détails : les éclairs qui zèbrent au lointain le ciel !) rejoignent ceux que nombre de documentaires filmés ont pu nous offrir de la vie en situation des ethnologues dans la première moitié du 20ème siècle.
Vous l'aurez compris, j'ai beaucoup aimé ce roman. Je ne peux juger de sa valeur littéraire, puisqu'il s'agit d'une traduction ; mais de la façon dont elle est menée, il apparaît clairement que Lily King est une grande romancière et en possession de tous ses moyens, et ce pour notre plus grand bonheur. L'ultime conclusion évidente : je vais m'empresser de trouver un autre roman de Lily King !
1-Si vous attendez des descriptions sentimentalo-erotico-pornographiques, vous serez profondément déçus, car tout est dit avec une telle économie qui nimbe cette relation d'une auréole toute suggestive et seulement...
2- j'ai horreur de ce mot, mais au lendemain d'un 8 mars, si je n'emploie pas un féminin obligatoire, je risque de subir toutes les foudres des féministes de la création
Editions Christian Bourgeois, 2016, 312p., 22€